Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4595

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 346-347).

4595. — À M.  JEAN SCHOUVALOW.
À Ferney, 30 juin.

Monsieur, en attendant que je puisse arranger le terrible événement de la mort du czarovitz, qui m’arrête, et que j’achève les autres chapitres du second volume, j’ai entrepris un autre ouvrage qui ne dérobera point mon temps, et qui me laissera toujours prêt à vous servir sur-le-champ : c’est une édition des tragédies de Pierre Corneille, avec des remarques sur la langue et sur le goût, lesquelles seront d’autant plus utiles aux étrangers et aux Français mêmes qu’elles seront revues par l’Académie française, qui préside à cette entreprise. Ce Corneille est parmi nous, dans la littérature, ce que Pierre le Grand est chez vous en tout genre : c’est un créateur, c’est un homme qui a débrouillé le chaos, et ce n’est qu’à de tels génies qu’appartient la gloire ; les autres n’ont que de la réputation.

Le produit de cette édition, qui sera magnifique, est pour les descendants de Pierre Corneille, famille noble tombée dans la pauvreté. J’ai le plaisir de servir à la fois ma patrie et le sang d’un grand homme. L’édition, ornée des plus belles gravures, se fait par souscription, et on ne paye rien d’avance. Elle coûtera environ quatre ducats l’exemplaire. Plusieurs princes donnent leur nom. Il serait bien honorable pour nous, et bien digne de votre magnificence, que le nom de Sa Majesté l’impératrice parût à la tête. Pour le vôtre, monsieur, et pour ceux de quelques-uns de vos compatriotes touchés de vos exemples, j’ose y compter. Nous imprimons la liste des souscripteurs ; je serais bien découragé si je n’obtenais pas ce que je demande.

Cette édition de Corneille, avec des estampes, me fait penser qu’il serait beau d’orner de gravures chaque chapitre de l’histoire de Pierre le Grand ; ce serait un monument digne de vous. Le premier chapitre aurait une estampe qui représenterait des nations différentes aux pieds du législateur du Nord. La victoire de Lesna, celle de Pultava, une bataille navale ; les voyages du héros, les arts qu’il appelle dans son pays, les triomphes dans Moscou et dans Pétersbourg ; enfin chaque chapitre serait un sujet heureux, et vous auriez érigé, monsieur, le plus beau monument dont l’imprimerie pût jamais se vanter. Je soumets cette idée à vos lumières et à votre attachement pour la mémoire de Pierre le Grand, à votre esprit patriotique, que vous m’avez communiqué. Disposez de moi tant que je serai en vie. Les étincelles de votre beau feu vont jusqu’à moi.

Que Votre Excellence agrée les respects et le tendre attachement, etc.