Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4596

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 348-353).

4596. — DE M.  ALBERGATI CAPACELLI.
À Bologne, 30 juin 1761.

Monsieur, l’amitié est un doux sentiment qui naît même parmi les personnes qui ne se sont jamais vues, s’accroît par des services que l’on se rend mutuellement, et se nourrit par un commerce de lettres, agréable moyen de réunir les esprits de ceux qui sont forcés à vivre séparés. L’estime est un sentiment plus solide et plus réfléchi, dans lequel la sympathie, la reconnaissance et le hasard, ne doivent entrer pour rien.

Ce fut quand je vis paraître sur le Théâtre Italien votre admirable Sémiramis que j’osai vous écrire pour la première fois, pour avoir certaines instructions que je crus nécessaires à la justesse de la représentation[1]. La politesse de votre réponse m’encouragea à continuer le commerce entrepris. Aux expressions simplement polies et cérémonieuses succédèrent les aimables et badines ; et enfin, à quelques mauvais écrits de mon cru, que je vous envoyai, vous répondîtes par le don de quelques-unes de vos productions qui n’étaient pas encore répandues, et de plusieurs livres anglais fort rares et fort estimables. Je compte donc le grand Voltaire pour mon ami, et je m’applaudis de ma conquête. Applaudissez-vous de votre générosité, qui vous a rendu si affectionné envers moi.

Le titre que vous donnez à notre union est trop pompeux pour que j’ose l’accepter. Je ne fais qu’aimer et admirer les arts que vous possédez en maître. Je suis à peine initié dans ce goût qui forme la vivacité de vos pensées et de vos expressions.

Vous vous êtes plaint à moi fort souvent des petits-maîtres qui s’érigent en juges, et parlent décisivement de toutes choses. Mais la France n’est pas le seul pays qui en soit infecté. Hélas ! l’Italie en fourmille ; ma patrie en regorge. Imaginez-vous ce que peut être la copie d’un misérable original. Plusieurs de nos jeunes gens se transplantent avec leur fantaisie dans votre pays, et se croient y être suffisamment naturalisés dès que leur figure est parée d’une façon extraordinaire, dès qu’ils ont le courage de franchir toutes les bornes de la bienséance et de la retenue, et dès qu’ils ont acquis un certain fonds d’impertinence et d’effronterie qui les met au-dessus de tous les égards. Le bon goût pour le théâtre, grâce à ces messieurs-là, ne bat que d’une aile, et est prêt à tomber. La musique, la danse, en ont exilé la brillante comédie et la tragédie passionnée. Bien loin de mettre le temps à profit, on aime à le tuer. Dans les loges, dans le parterre, ce sont les spectateurs qui veulent fixer l’attention et se faire remarquer par leur bruit. Les acteurs doivent être contents de l’argent qu’ils gagnent. Quel dommage ne serait-ce en effet si les amateurs des spectacles devaient se tenir muets dans leurs places, et entendre patiemment parler les Voltaire, les Racine, les Molière, les Goldoni ! L’on n’a qu’à faire le tour des loges, et après descendre au parterre, pour être extasié des traits d’esprit, des saillies, des bons mots, et de l’importance des discours qui y règnent, et empêchent qu’on ne s’endorme aux fadaises de vous autres auteurs. En vérité, mon ami, quelques-uns de nos théâtres vous consoleraient bien de la peine que vous font les spectateurs français.

Le bon sens étant proscrit, il n’est pas étonnant si les opéras et la danse exercent leur despotisme : car ce sont les spectacles les mieux goûtés par ces compagnies d’étourdis que l’oisiveté rassemble, que la médisance anime, et que la lubricité soutient. Les eunuques et les danseurs, dont nous sommes véritablement inondés, sont pour l’art comique et tragique autant de Goths, d’Hérules, et de Vandales, qui dans les théâtres ont apporté ou secondé l’ignorance et le mauvais goût. L’extravagance des opéras sérieux, les grimaces des burlesques, et le mimique des ballets, sont restés maîtres de la place.

Le célèbre Goldoni, qui a mérité vos éloges, a fait connaître que l’on peut rire sans honte, s’instruire sans s’ennuyer, et s’amuser avec profit. Mais quel essaim de babillards et de censeurs indiscrets s’éleva contre lui ! Par ceux que je connais personnellement, je les divise en deux classes : la première comprend une espèce de savants vétilleux que nous appelons parolai, juges et connaisseurs des mots, qui prétendent que tout est gâté dès qu’une phrase n’est pas tout à fait cruscante, dès qu’une parole est tant soi peu déplacée, ou que l’expression n’est pas assez noble et sublime. Je crois qu’il y aurait à contester longtemps sur ces imputations ; mais laissons à part tout débat. La réponse est facile ; c’est Horace qui la donne :


Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
Offendar maculis, quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura[2].


Et Dryden ajoute fort censément :


Errors, like straws, upon the surface flow,
He, who would search for pearl, must diver below[3].


L’autre classe, qui est la plus fière, est un corps respectable de plusieurs nobles des deux sexes, qui crient vengeance contre M. Goldoni, parce qu’il ose exposer sur la scène le comte, le marquis, et la dame, avec des caractères ridicules et vicieux, qui ne sont pas parmi nous, ou qui ne doivent pas être corrigés. Le crime vraiment est énorme, et le criminel mérite un rigoureux châtiment. Il a eu tort de s’en tenir au sentiment de Despréaux :


La noblesse, Dangeau, n’est pas une chimère,
Quand, sous l’étroite loi d’une vertu sévère,
Un homme issu d’un sang fécond en demi-dieux

Suit comme toi la trace où marchaient ses aïeux.
Mais je ne puis souffrir qu’un fat, dont la mollesse
N’a rien pour s’appuyer qu’une vaine noblesse,
Se pare insolemment du mérite d’autrui,
Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui.


Goldoni devait respecter même les travers des gens de condition, et se borner à un rang obscur et indifférent, qui lui aurait fourni d’insipides matières pour ses comédies.

Les Athéniens punissaient rigoureusement tout auteur comique dont la raillerie était générale et indiscrète. Ils voulaient qu’on nommât les personnes, quel que fût leur rang, et jugeaient inutile la correction que la comédie a pour but, dès qu’elle ne décelait la personne ridicule ou vicieuse par son propre nom. Quel embarras ne serait pas pour Aristophane, pour Ménandre, la délicatesse de nos jours ?


Ridendo dicere verum
Quid vetat[4] ?


M. Goldoni a répété tout cela plusieurs fois pour obtenir son pardon ; mais on ne l’en a pas jugé digne. Je me trouvai à la première représentation del Cavaliere e la Dama, qui est une de ses meilleures pièces ; vous en connaissez le prix, nous en connaissons tous la vérité ; et ce fut justement la vérité de l’action et des caractères qui souleva contre l’auteur ses premiers ennemis dans notre ville. On lui reprocha de s’être faufilé trop librement dans le sanctuaire de la galanterie, et d’en avoir dévoilé les mystères aux yeux profanes de la populace. Les chevaliers errants se piquèrent de défendre leurs belles : celles-ci les excitèrent à la vengeance par certaine rougeur de commande, fille apparente de la modestie, mais qui l’est réellement de la rage et du dépit.

Enfin, monsieur, on pourra jouer sur la scène, dans Pyrrhus, l’amour d’un roi qui manque à sa parole ; dans Sémiramis l’impiété d’une reine qui se porte à verser le sang de son époux pour régner à sa place ; dans Chimène, les amoureux transports d’une princesse pour le meurtrier de son père ; et tant d’autres monarques empoisonneurs, traîtres, tyrans, sans qu’il soit permis d’y exposer nos faiblesses.

Voilà le procès que l’on fait à Goldoni ; imaginez-vous quels en peuvent être les accusateurs. Il a fait le sourd ; il a continué son train ; et par là il a obtenu la réputation d’auteur admirable et de peintre de la nature, titres que vous-même lui avez confirmés. Mais revenons.

Je vous remercie de tout mon cœur des compliments que vous me faites sur mon penchant pour le théâtre, et sur le goût que j’ai pour la représentation ; mais cela a encore ses épines.

Je ris des discours de ces aristarques qui, d’un ton caustique et sévère, passent la journée à ne rien faire, et médisent charitablement de ce que les autres font. Le chant des cigales est ennuyeux ; mais il faudrait être bien fou, nous dit le célèbre Bocalini, pour se donner la peine de les tuer. Avant que le soleil se couche, elles crèveront toutes d’elles-mêmes.

Ce serait vous ennuyer mortellement que de vous faire un détail de toutes les contradictions que j’ai soutenues et des oppositions que j’ai rencontrées dans mes amusements de théâtre. Il n’en a pas fallu davantage pour faire que ce qui était en moi un simple goût devînt ma passion prédominante.


C’est l’effet que sur moi fit toujours la menace.


Le jeu, la table, la chasse, et la danse, seront des passe-temps applaudis, et c’est par là que la jeunesse de notre rang brille dans le monde ; tandis que la représentation théâtrale sera blâmée, et que l’on tournera en ridicule ceux qui s’y amusent : c’est estimer plus les hommes qui végètent que ceux qui vivent. Je ne dis pas qu’on doive ranger au nombre des occupations sérieuses et importantes le jeu théâtral. Je ne le conseillerais à un jeune homme que pour un délassement utile, et pour un moyen de donner un plein essor à cette vivacité fougueuse et bouillante qui pourrait se porter à des jeux moins innocents. Les personnes toujours oisives ou naturellement stupides n’ont que faire de ces exercices, et leurs talents n’y suffiraient pas.

Ne croyez pas que je veuille faire rejaillir sur moi l’éloge que je fais de l’art théâtral. Je l’aime passionnément, je vous l’avoue, mais je m’y connais à peine dans la médiocrité, et j’en use avec toute la modération ; non que j’en craigne les critiques, mais pour n’en pas émousser en moi le goût qui m’y entraîne ; le papillon revenant sans cesse sur les mêmes fleurs, parce qu’il ne fait que les effleurer légèrement.

Il ne peut y avoir d’apologie plus sensée et plus éloquente en faveur de l’art théâtral que ce que vous en dites vous-même dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser. Mais vos belles pièces en sont un éloge encore plus complet.

Votre Tancréde a reçu jusqu’à présent tout le lustre qui pouvait convenir à un excellent ouvrage. Composé par M. de Voltaire, traduit en vers blancs par M. Augustin Paradisi, l’un de nos meilleurs poëtes, dédié à Mme  de Pompadour, cette aimable Aspasie de notre siècle ; on ne peut rien ajouter à sa gloire.

La traduction en est admirable : vous connaissez les talents du traducteur, et vous seriez bien aise de le connaître aussi personnellement. Vous verriez un jeune homme qui joint aux grâces de la plus brillante jeunesse la maturité d’un véritable savant, sans cet air de pédanterie qui décrie la sagesse même. Ce n’est pas l’amitié que je proteste à ce digne cavalier qui me fait parler, mais plutôt c’est elle qui me fait taire, crainte de blesser sa modestie par mes louanges. Je vais l’avoir avec moi à ma maison de campagne, où d’ici à quelques jours je jouerai Tancrède. J’aimerais bien que la respectable dame qui en protège l’impression en protégeât aussi la représentation et les acteurs. Que ne puis-je l’en voir spectatrice que ne puis-je vous y voir auprès d’elle ! Je me vanterais alors d’avoir rassemblé chez moi les trois Grâces, non pas feintes et idéales, mais véritables et réelles.

À la représentation de votre Tancrède, je joindrai la Phèdre de Racine, que j’ai traduite en vers blancs moi-même, n’en déplaise aux mânes du célèbre écrivain.

Les troubles littéraires qui inquiètent en France la république des savants ne seraient point à blâmer s’ils étaient les effets d’une noble émulation ; mais qu’ils seraient honteux si c’était l’envie et la cabale qui les fît naître ! Je n’ose entrer dans cet examen, faute de connaissances ; et quand même celles-ci ne manqueraient pas, il faudrait garder trop de réserve.

À l’égard de la religion, le pays où vous vivez achève votre apologie. La religion y est libre, et vous y pourriez sans masque faire paraître au grand jour votre manière de penser. C’est pourquoi je ne saurais révoquer en doute la vénération que vous protestez hautement à notre saint pontife, et l’entière déférence à son infaillible autorité.

Je me réjouis avec vous des persécutions que forment contre vous, monsieur, vos calomniateurs. Censure, dit très-bien le docteur Swift, is the tax a man pays to the public for being eminent[5]. Il n’y a pas de pays littéraire qui n’ait ses Fréron ; mais il n’y a que la France qui puisse se glorifier d’un Voltaire ; et si vous êtes en butte aux critiques et aux impostures, c’est que votre nom excite l’envie aussi bien que l’admiration.

Il est dommage pourtant que l’art satirique soit devenu le partage de l’ignorance et de la malignité.


On peut à Despréaux pardonner la satire[6], Il joignit l’art de plaire au malheur de médire : Le miel que cette abeille avait tiré des fleurs Pouvait de sa piqûre adoucir les douleurs. Mais pour un lourd frelon méchamment imbécile, Qui vit du mal qu’il fait, et nuit sans être utile, On écrase à plaisir cet insecte orgueilleux, Qui fatigue l’oreille, et qui choque les yeux. </poem>


Quelquefois des zélateurs sincères sont censeurs indirects ; et alors il leur faut dire avec Cicéron : Istos homines sine contumelia dimittamus ; sunt enim boni viri, et quoniam ita ipsi sibi videntur beati. Mais il est fort rare et presque impossible que le zèle sincère produise jamais la médisance.

J’ai lu l’Oracle des nouveaux philosophes, la Lettre du diable, et d’autres pièces détestables, où l’on vomit contre vous mille injures et invectives. J’y entrevois la rage qui les dicte, et point la raison ni la vérité. Ce même acharnement vous donne gain de cause, et rend plus facile la décision entre vous et vos adversaires. Voici ce que dit Leibnitz dans une lettre à la comtesse de Kilmansegg : « Un cordonnier à Leyde, quand on disputait des thèses à l’université, ne manquait jamais de se trouver à la dispute publique. Quelqu’un qui le connaissait lui demandait s’il entendait le latin ? « Non, dit-il, et je ne veux pas même me donner la peine de l’entendre. — Pourquoi venez-vous donc si souvent dans cet auditoire ? — C’est que je prends plaisir à juger des coups. — Et comment en jugez-vous, sans savoir ce qu’on dit ? — C’est que j’ai un autre moyen de juger qui a raison. — Et comment ? — C’est que quand je vois à la mine d’un quelqu’un qu’il se fâche, et qu’il se met en colère, je juge que les raisons lui manquent, et qu’il a tort. »

Il me semble que cet artisan raisonnait juste, et je m’en tiens à son raisonnement dans plusieurs occasions. En faisant de même, vous répondrez par mille remerciements à tous vos persécuteurs. Le temps viendra que tout le monde pourra s’écrier sur votre compte :


Envy itself is dumb, in wonder lost,
And factions strive who shall applaud him most[7].


Je vais dans peu de jours me tranquilliser à la campagne. Le recueil de vos ouvrages est l’ami le plus fidèle, le plus gai, et le plus utile qui m’accompagne. En vous lisant, je répète sans cesse d’après M. Algarotti :


Felice te ! che la robusta prosa
Guidi del pari il numero sonante ;
Cui dell’attico mel nudrir le Muse,
E ingagliardir d’alto saper Minerva
Non mai di te minor, Roscio d’ogni arte.


Je vous souhaite de tout mon cœur long life, good health, ininterrupted peace, une longue vie, une bonne santé, et une paix non interrompue.


Albergati Capacelli.

  1. C’est en réponse à cette première lettre d’Albergati Capacelli que Voltaire lui adressa celle du 4 décembre 1758.
  2. Horace, de Arte poetica, 351-353.
  3. « Les fautes surnagent comme de la paille ; celui qui veut des perles doit plonger au fond. »
  4. Horace, livre I, satire i, vers 24-25.
  5. « La critique est la taxe qu’un homme paye au public pour être éminent. »
  6. Ces vers sont de Voltaire, troisième Discours sur l’Homme ; voyez tome IX.
  7. « L’Envie même étonnée devient muette ; et les différents partis se défient à qui vous applaudira plus hautement. »