Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4617

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 374-375).

4617. — À MADEMOISELLE CLAIRON.
À Ferney, 23[1].

Si j’avais pu, mademoiselle, recevoir votre réponse avant de vous avoir écrit mon Èpître[2] cette épître vaudrait bien mieux : car j’ai oublié cette louange qui vous est due d’avoir appris le costume aux Français. J’ai très-grand tort d’avoir omis cet article dans le nombre de vos talents ; je vous en demande bien pardon, et je vous promets que ce péché d’omission sera réparé. Ménagez votre santé, qui est encore plus précieuse que la perfection de votre art. J’aurais bien voulu que vous eussiez pu passer quelques mois auprès d’Esculape-Tronchin ; je me flatte qu’il vous aurait mise en état d’orner longtemps la scène française, à laquelle vous êtes si nécessaire. Quand on pousse l’art aussi loin que vous, il devient respectable, même à ceux qui ont la grossièreté barbare de le condamner. Je ne prononce pas votre nom, je ne lis pas un morceau de Corneille ou une pièce de Racine, sans une véhémente indignation contre les fripons et contre les fanatiques qui ont l’insolence de proscrire un art qu’ils devraient du moins étudier, pour mériter, s’il se peut, d’être entendus quand ils osent parler. Il y a tantôt soixante ans que cette infâme superstition me met en colère. Ces animaux-là entendent bien peu leurs intérêts de révolter contre eux ceux qui savent penser, parler et écrire, et de les mettre dans la nécessité de les traiter comme les derniers des hommes. L’odieuse contradiction de nos Français, chez qui on flétrit ce qu’on admire, doit vous déplaire autant qu’à moi et vous donner de violents dégoûts. Plut à Dieu que vous fussiez assez riche pour quitter le théâtre de Paris et jouer chez vous avec vos amis, comme nous faisons dans un coin du monde, où nous nous moquons terriblement des sottises et des sots !

J’ai bien résolu de n’en pas sortir. Mon unique souhait est que Tronchin soit le seul homme au monde qui puisse vous guérir, et que vous soyez forcée de venir chez nous.

Adieu, mademoiselle ; soyez aussi heureuse que vous méritez de l’être ; croyez que je vous admire autant que je méprise les ennemis de la raison et des arts, et que je vous aime autant que je les déteste. Conservez-moi vos bontés ; je sens tout ce que vous valez : c’est beaucoup dire.

  1. Beuchot date cette lettre du 23 juillet 1765, mais c’est le 23 juillet 1761 qu’elle a dû être écrite.
  2. L’Épître à Daphné.