Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4618

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 375-377).

4618. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
28 juillet.

Les divins anges sauront que je reçus avant-hier leur dernière lettre, datée de je ne sais plus quand. J’étais aux Délices ; je les ai cédées à M. le duc de Villars, qui s’y établit avec tout son train. J’ai laissé la lettre de mes anges aux Délices ; mais je me souviens des principaux articles. Il était question vraiment de quelues vers, qu’ils aiment mieux comme ils étaient autrefois dans l’ancienne Zulime. Mes anges ont raison.

Je me jette à leurs pieds pour que Zulime se tue : car il ne faut pas que tragédie finisse comme comédie, et, autant qu’on peut, il faut laisser le poignard dans le cœur des assistants. Si vous goûtez cette nouvelle façon de se tuer que je vous envoie, vous me ferez grand plaisir. Ne me dites pas que ce pauvre bonhomme de père sera affligé ; il est juste que sa fille coupable passe le pas, et que le bonhomme de père, qui l’a fort mal élevée, soit un peu affligé pour sa peine.

Venons à un plus grand objet, à Pierre Corneille. On ne pourra rien faire, rien commencer, rien même projeter, si l’on n’a pas d’abord les noms de ceux qui veulent bien souscrire. Il y a une petite anicroche. Les Œuvres du théâtre de Corneille contiendront cinq volumes in-4o. Ces cinq volumes, avec des estampes, reviendraient à dix louis d’or, et les souscriptions ne seront que de deux : on ne pourra donc point donner ces inutiles estampes, et on se contentera des remarques utiles. L’ouvrage est moitié trop bon marché, j’en conviens ; mais, avec les bontés du roi, et les secours des premiers de la nation, les Cramer pourront être honorablement payés de leurs peines, et il y aura encore assez d’avantages pour M. et Mlle Corneille. Quand il devrait un peu m’en coûter, je ne reculerai pas. J’ai déjà commenté à peu près le Cid, les Horaces, Cinna, Pompée, Polyeucte, Rodogune, Héraclius. Il me paraît que ce travail sera principalement utile aux étrangers qui apprennent notre langue ; chaque page est chargée de notes ; je suis un vrai Scaliger. Madame Scaliger, prenez-moi sous votre protection.

Quant à la drôlerie du petit Hurtaud[1], il en sera tout ce qui plaira à Dieu. Je suis résigné à tout depuis la mort du cardinal Passionei, et depuis notre petite défaite auprès de Ham. J’espérais que le cardinal Passionei me ferait avoir d’admirables privilèges pour mon église savoyarde. J’ai peur d’échouer dans le sacré et dans le profane. Je me disais : On va signer la paix dans Hanovre, tout le monde sera gai et content, on ne songera plus qu’à aller à la comédie, ou souscrira en foule pour Pierre Corneille, tous les billets royaux seront payés à l’échéance, tout le monde se prendra par la main pour danser, depuis Collioure jusqu’à Dunkerque. Voilà mon rêve fini ; et le réveil est triste.

La divine et superbe Clairon augmentera-t-elle ma douleur, et sera-t-elle fâchée contre moi parce que j’ai été poli avec M. le comte de Lauraguais[2] ? Mon cher ange lui fera entendre raison ; il me l’a fait entendre si souvent à moi, qui suis plus capricieux qu’une actrice !

Je voudrais bien vous envoyer une partie de mon Commentaire ; mais tout cela est sur de petits papiers comme les feuilles de la sibylle ; et d’ailleurs rien n’est en vérité moins amusant.

Respects à tous anges.

Le malheur est sur les yeux ; les miens sont affligés aussi, mais je songe aux vôtres.

  1. Voyez tome VI, page 3.
  2. Voyez la lettre 4629.