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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4629

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 386-388).

4629. — À MADEMOISELLE CLAIRON.
À Ferney, 7 auguste.

Je crois, mademoiselle, que votre zèle pour l’art tragique est égal à vos grands talents. J’ai beaucoup de choses à vous dire sur ce zèle, qui est aussi noble que votre jeu.

J’ai été très-affligé que vos amis aient souffert qu’on ait fait un si pitoyable ouvrage en faveur du théâtre. Si on s’était adressé à moi, j’avais en main des pièces un peu plus décisives que tous les différents ordres dont l’ordre[1] des avocats, des fanatiques, et des sots, a tant abusé contre ce pauvre Huerne. J’ai en main la décision du confesseur du pape Clément XII, décision fondée sur des témoignages plus authentiques que ceux qui ont été allégués dans ce malheureux mémoire. Cette décision du confesseur du pape me fut envoyée il y a plus de vingt ans ; je l’ai heureusement conservée, et j’en ferai usage dans l’édition que j’entreprends de Corneille[2]. Elle sera chargée, à chaque page, de remarques utiles sur l’art en général, sur la langue, sur la décence de notre spectacle, sur la déclamation, et je n’oublierai pas Mlle Clairon en parlant de Cornélie.

Vous avez été effarouchée d’une lettre[3] que j’ai écrite au sujet d’Électre. J’ai dû l’écrire dans la situation où j’étais, et ne prendre rien sur moi ; et je me flatte que vous avez pardonné à mon embarras.

Vous voulez jouer Zulime. J’ai envoyé la pièce, après avoir consumé un temps très-précieux à la travailler avec le plus grand soin. Je vous prie très-instamment de la jouer comme je l’ai faite, et d’empêcher qu’on ne gâte mon ouvrage. Les acteurs sont intéressés à cette complaisance.

Vous vous apercevrez aisément, mademoiselle, de l’excès du ridicule de l’édition de Tancrède faite à Paris. Vous verrez qu’on a tâché de faire tomber la pièce en l’imprimant, et que si on la joue suivant cette leçon absurde, il est impossible qu’à la longue elle soit soufferte, malgré toute la supériorité de vos talents.

Vous voyez d’un coup d’œil quelle sottise fait Orbassan, en répétant, en quatre mauvais vers (page 32), ce qu’il a déjà dit, et en le répétant, pour comble de ridicule, sur les mêmes rimes déjà employées au commencement de ce couplet. Si vous récitez ce mauvais vers[4] :


On croit qu’à Solamir mon cœur se sacrifie,


vous gâtez toute la pièce. Il ne faut pas que vous imaginiez que Solamir ait part à votre condamnation. D’où pouvez-vous savoir qu’on croit vous immoler à Solamir ? que veut dire mon cœur se sacrifie ? Il s’agit bien ici de cœur ! il s’agit d’être exécutée à mort. Vous craignez qu’on n’impute à Tancrède la trahison pour laquelle vous êtes arrêtée, et c’est pour cela que, lorsqu’au troisième acte vous êtes prête d’avouer tout, croyant Tancrède à Messine, vous n’osez plus prononcer son nom dès que vous le voyez à Syracuse ; mais vous ne devez pas penser à Solamir. On a fait un tort irréparable à la pièce en la donnant de la manière dont elle est si ridiculement imprimée.

La seconde scène du second acte est tronquée, et d’une sécheresse insupportable. Si votre père ne vous parle que pour vous condamner, s’il n’est pas désespéré, qui pourra être touché ? qui pourra vous plaindre, quand un père ne vous plaint pas ? Sa douleur, la vôtre, ses doutes, vos réponses entrecoupées, ce père infortuné qui vous tend les bras, votre reproche sur sa faiblesse, votre aveu noble que vous avez écrit une lettre, et que vous avez dû l’écrire : tout cela est théâtral et touchant ; il y a plus, cela justifie les chevaliers qui vous condamnent. Si on ne joue pas ainsi la pièce, elle est perdue, elle est au rang de toutes les mauvaises pièces que l’on a données depuis quatre-vingts ans, que le jeu des acteurs fait supporter quelquefois au théâtre, et que tous les connaisseurs méprisent à la lecture. En un mot, l’édition de Prault est ridicule, et me couvre de ridicule. Je serai obligé de la désavouer, puisqu’elle a été faite malgré mes instructions précises. Je vous prie très-instamment, mademoiselle, de garder cette lettre, et de la montrer aux acteurs quand on jouera Tancrède.

Je vous fais mon compliment sur la manière dont vous avez joué Électre. Vous avez rendu à l’Europe le théâtre d’Athènes. Vous avez fait voir qu’on peut porter la terreur et la pitié dans l’âme des Français, sans le secours d’un amour impertinent et d’une galanterie de ruelle, aussi déplacés dans Électre qu’ils le seraient dans Cornélie. Introduire dans la pièce de Sophocle une partie carrée[5] d’amants transis est une sottise que tous les gens sensés de l’Europe nous reprochent assez. Tout amour qui n’est pas une passion furieuse et tragique doit être banni du théâtre ; et un amour, quel qu’il soit, serait aussi mal dans Électre que dans Athalie. Vous avez réformé la déclamation, il est temps de réformer la tragédie, et de la purger des amours insipides, comme on a purgé le théâtre des petits-maîtres.

On m’a flatté que vous pourriez venir dans nos retraites : on dit que votre santé a besoin de M. Tronchin. Vous seriez reçue comme vous méritez de l’être, et vous verriez chez moi un assez joli théâtre, que peut-être vous honoreriez de vos talents sublimes, en faveur de l’admiration et de tous les sentiments que ma nièce et moi nous conservons pour vous. Mlle Corneille ne dit pas mal des vers. Ce serait un beau jour pour moi que celui où je verrais la petite-fille du grand Corneille confidente de l’illustre Mlle Clairon.

  1. Le Discours de Dains (voyez tome XXIV, pages 239-240) commence ainsi : « La discipline de notre ordre, » et finit par ces mots : « Ainsi, messieurs, c’est pour remplir le vœu de l’ordre des avocats que j’ai l’honneur de dénoncer à la cour le livre intitulé Libertés de la France contre le pouvoir arbitraire de l’excommunication. »
  2. C’est ce qu’il a fait ; voyez tome XXXI, page 519.
  3. Cette lettre, qui parait avoir été adressée au comte de Lauraguais (voyez la lettre 4618), n’est pas encore imprimée. (B.)
  4. Voyez les variantes et la remarque tome V, page 566.
  5. C’est ce qu’on voit dans l’Électre de Crébillon.