Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4638

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 396-397).

4638. — À M.  DE MAIRAN.
À Ferney, 16 auguste.

Votre lettre du 2 auguste, monsieur, me flatte autant qu’elle m’instruit. Vous m’avez donné un peu de vanité toute ma vie, car il me semble que j’ai été de votre avis sur tout. J’ai pensé invariablement comme vous sur l’estimation des forces, malgré la mauvaise foi de Maupertuis, et même de Bernouilli, et de Musschenbroeck ; et comme les vieillards aiment à conter, je vous dirai qu’en passant à Leyde le frère Musschenbroeck, qui était un bon machiniste et un bonhomme, me dit : « Monsieur, les partisans des carrés de la vitesse sont des fripons ; mais je n’ose pas le dire. »

J’ai été entièrement de votre opinion sur l’aurore boréale, et je souscris à tout ce que vous dites sur le mont Olympe, d’autant plus que vous citez Homère. J’ai toujours été persuadé que les phénomènes célestes ont été en grande partie la source des fables. Il a tonné sur une montagne dont le sommet est inaccessible : donc il y a des dieux qui habitent sur cette montagne, et qui lancent le tonnerre ; le soleil paraît courir d’orient en occident : donc il a de bons chevaux ; la lune parcourt un moins grand espace : donc, si le soleil a quatre chevaux, la lune doit n’en avoir que deux ; il ne pleut point sur la tête de celui qui voit un arc-en-ciel : donc l’arc-en-ciel est un signe qu’il n’y aura jamais de déluge, etc., etc.

Je n’ai jamais osé vous braver, monsieur, que sur les Égyptiens ; et je croirai que ce peuple est très-nouveau jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’un pays inondé tous les ans, et par conséquent inhabitable sans le secours des plus grands travaux, a été pourtant habité avant les belles plaines de l’Asie.

Tous vos doutes et toutes vos sages réflexions envoyées au jésuite Parennin[1] sont d’un philosophe ; mais Parennin était sur les lieux, et vous savez que ni lui ni personne n’ont pensé que les adorateurs d’un chien et d’un bœuf aient instruit le gouvernement chinois, adorateur d’un seul Dieu depuis environ cinq mille ans. Pour nous autres barbares qui existons d’hier, et qui devons notre religion à un petit peuple abominable[2], rogneur d’espèces et marchand de vieilles culottes, je ne vous en parle pas : car nous n’avons été que des polissons en tout genre jusqu’à l’établissement de l’Académie et au phénomène du Cid.

Je suis persuadé, monsieur, que vous vous intéressez à la gloire du grand Corneille. Pressez l’Académie, je vous en supplie, de vouloir bien me renvoyer incessamment l’épître dédicatoire que je lui adresse, la préface du Cid, les notes sur le Cid, les Horaces, et Cinna, afin que je commence à élever le monument que je destine à la gloire de la nation. Il me faut la sanction de l’Académie. Je corrigerai sur-le-champ tout ce que vous aurez trouvé défectueux : car je corrige encore plus vite et plus volontiers que je ne compose.

Je crois, monsieur, que vous voyez quelquefois Mme  Geoffrin ; je vous supplie de lui dire combien Mlle  Corneille et moi nous sommes touchés de son procédé généreux. Elle a souscrit pour la valeur de six exemplaires : elle ne pouvait répondre plus noblement aux impertinences d’un factum ridicule, dont assurément Mlle  Corneille n’est point complice. Cette jeune personne a autant de naïveté que Pierre Corneille avait de grandeur. On lui lisait Cinna ces jours passés ; quand elle entendit ce vers :


Je vous aime, Émilie, et le ciel me foudroie, etc.

(Acte III, scène iv.)


« Fi donc, dit-elle, ne prononcez pas ces vilains mots-là. — C’est de votre oncle, lui répondit-on. — Tant pis, dit-elle ; est-ce qu’on parle ainsi à sa maîtresse ? »

Adieu, monsieur ; je recommande l’oncle et la nièce à votre zèle, à votre diligence, à votre bon goût, à vos bontés. Je vous félicite d’une vieillesse plus saine que la mienne ; vivez aussi longtemps que le secrétaire votre prédécesseur[3], dont vous avez le mérite, l’érudition et les grâces.


Le Suisse V.
  1. Lettres de M.  de Mairan au Père Parennin, contenant diverses questions sur la Chine, 1759, in-12, réimprimées en 1770. in-8°.
  2. Le peuple juif.
  3. Fontenelle, mort à cent ans moins un mois et deux jours, dit Voltaire, tome XIV, page 74.