Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4637

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 393-396).

4637. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 auguste.

Je reçois une lettre de mes anges, du 5 auguste, en revenant d’une représentation de Tancrède, que des comédiens de province nous ont donnée avec assez d’appareil. Je ne dis pas qu’ils aient tous joué comme Mlle Clairon ; mais nous avions un père qui faisait pleurer, et c’est ce que votre Brizard ne fera jamais. Il faut pourtant qu’il y ait quelque chose de bon dans cette piècee, car les hommes, les femmes, et les petits garçons, fondaient en larmes. On l’a jouée, Dieu merci, comme je l’ai faite, et elle n’en a pas été plus mauvaise. Les Anglais mêmes pleuraient : nous ne devons plus songer qu’à les attendrir ; mais le petit Bussy[1] n’est point du tout attendrissant.

Ô mes anges ! je vous prédis que Zulime fera pleurer aussi, malgré ce grand benêt de Ramire à qui, je voudrais donner des nasardes.

Il faut que ce soit Fréron qui ait conservé ce vers :


J’abjure un lâche amour qui me tient sous sa loi.


Mme Denis a toujours récité :

J’abjure un lâche amour qui vous ravit ma foi.

(Acte V, scène iii.)

Pierre, que vous autres Français nommez le Cruels[2] d’après les Italiens, n’était pas plus cruel qu’un autre. On lui donna ce sobriquet pour avoir fait pendre quelques prêtres qui le méritaient bien ; on l’accusa ensuite d’avoir empoisonné sa femme, qui était une grande catin. C’était un jeune bomme fier, courageux, violent, passionné, actif, laborieux, un homme tel qu’il en faut au théâtre. Donnez-vous du temps, mes anges, pour cette pièce ; faites-moi vivre encore deux ans, et vous l’aurez.

Je vous remercie de tout mon cœur du Cid. Les comédiens sont des balourds de commencer la pièce par la querelle du comte et de don Diègue ; ils méritent le soufflet qu’on donne au vieux bonhomme, et il faut que ce soit à tour de bras. Comment ont-ils pu retrancher la première scène de Chimène et d’Elvire[3], sans laquelle il est impossible qu’on s’intéresse à un amour dont on n’aura point entendu parler ?

Vous parlez quelquefois de fondements, mes anges, et même, permettez-moi de vous le dire, de fondements dont on peut très-bien se passer, et qui servent plus à refroidir qu’à préparer ; mais qu’y a-t-il de plus nécessaire que de préparer les regrets et les larmes par l’exposition du plus tendre amour et des plus douces espérances, qui sont détruites tout d’un coup par cette querelle des deux pères ?

Je viens aux souscriptions. Je reçois, dans ce moment, un billet d’un conseiller du roi, contrôleur des rentes, ainsi couché par écrit :

« Je retiens deux exemplaires, et payerai le prix qui sera fixé. Signé Bazard ; 8 d’auguste 1761. »

Voilà ce qui s’appelle entendre une affaire. Tout le monde doit en agir comme le sieur Bazard. Les Cramer verront comment ils arrangeront l’édition : ce qui est très-sûr, c’est qu’ils en useront avec noblesse. Ce n’est point ici une souscription, c’est un avis que chaque particulier donne aux Cramer qu’il retient un exemplaire, s’il en a envie. Mon lot, à moi, c’est de bien travailler pour la gloire de Corneille et de ma nation.

Les particuliers auront l’exemplaire, soit in-4°, soit in-8°, pour la moitié moins qu’ils le payeraient chez quelque libraire de l’Europe que ce pût être. Le bénéfice, pour Mlle Corneille, ne viendra que de la générosité du roi, des princes, et des premières personnes de l’État, qui voudront favoriser une si noble entreprise. Mlle Corneille a l’obligation à Mme de Pompadour et à M. le duc de Choiseul des quatre cents louis que le roi veut bien donner ; mais elle doit être fort mécontente de monsieur le contrôleur général, à qui j’ai donné de fort bons dîners aux Délices, et qui ne m’a point fait de réponse sur les quatre cents louis d’or. Je ne demande pas qu’on les paye d’avance ; mais j’écris à M. de Montmartel[4] pour lui demander quatre billets de cent louis chacun, payables à la réception du premier volume : je ne m’embarquerai pas sans cette assurance. Je donne mon temps, mon travail et mon argent ; il est juste qu’on me seconde, sans quoi il n’y a rien de fait. Je veux accoutumer ma nation à être du moins aussi noble que la nation anglaise, si elle n’est pas aussi brillante dans les quatre parties du monde. Surtout, avant de rien entreprendre, il me faut la sanction de l’Académie. Je vous envoie donc Cinna, mes chers anges, et je vous prie de le recommander à M. Duclos. Quand on m’aura renvoyé l’épître dédicatoire et les observations sur Cinna et les Horaces, j’enverrai le reste. Je souhaite qu’on aille aussi vite que moi ; mais les Français parlent vite et agissent lentement : leur vivacité est dans les propositions, et non dans l’action. Témoin cent projets que j’ai vus commencés avec chaleur, et abandonnés avec dégoût.

Ô mes anges ! vous ne me parlez point de l’arrêt contre les jésuites[5] ; je l’ai eu sur-le-champ, cet arrêt, et sans vous. Vous me dites un mot du petit Hurtaud, et rien de Pondichéry. J’avoue que le tripot est la plus belle chose du monde ; mais Pondichéry et les jésuites sont quelque chose. Vous me parlez, de l’Enfant prodigue, que les comédiens ont gâté absolument, et de Nanine, qu’ils n’ont pu gâter parce que j’y étais. Donnons vite bien des comédies nouvelles, car, lorsque les jansénistes seront les maîtres, ils feront fermer les théâtres. Nous allons tomber de Charybde en Scylla. Ô le pauvre royaume ! ô la pauvre nation ! J’écris trop, et je n’ai pas le temps d’écrire.

Mes anges, je baise le bout de vos ailes.

  1. Chargé de négocier la paix entre la France et l’Angleterre.
  2. Voyez tome VII, page 252 ; et XII, 29.
  3. Voyez tome XXXI, pages 214 et 216.
  4. Cette lettre manque.
  5. L’arrêt du 6 août 1761.