Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4654

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 421-422).

4654. — À M.  JEAN SCHOUVALOW.
Ferney 26 auguste.

Monsieur, ce sera pour moi un honneur infini, un grand encouragement pour les arts, que vous protégez, et pour la jeune héritière du nom de Corneille, qu’on puisse voir à la tête des souscriptions le nom de votre auguste souveraine, et le vôtre. Je crois vous avoir déjà mandé que le roi de France souscrit pour la valeur de deux cents exemplaires, et plusieurs princes à proportion. Je me fais une joie extrême de voir cette entreprise honorable secondée par le Mécène de la Russie.

Ce travail ne m’empêchera pas d’amasser toujours des matériaux pour votre monument. Je ne rebuterai rien, dans l’espérance de trouver quelque chose d’utile dans le fatras des plus grandes inutilités. Je suis trompé quelquefois dans mon calcul : j’acquiers qulquefois de gros paquets de manuscrits où je ne trouve rien du tout, d’autres qui ne sont remplis que de satires et d’anecdotes scandaleuses que je ne manque pas de jeter au feu, de peur qu’après moi quelque libraire n’en fasse usage. Heureusement toutes ces satires n’étaient que manuscrites ; et s’il en est quelques-unes qui aient échappé à mes recherches, elles ne feront pas fortune.

Ma santé ne me permet presque plus de sortir de chez moi : la consolation de mes dernières années sera uniquement de travailler pour vous, car je compte que Corneille ne me coûtera pas plus de quatre à cinq mois ; disposez de tout le reste de mes moments. Nous ne tarissons point sur le compte de Votre Excellence, M.  de Soltikof et moi ; nous ne parlons de vous qu’avec enthousiasme. Le cardinal Passionei était le seul homme en Europe qui vous ressemblât : nous venons de le perdre[1]. Il ne reste que vous en Europe qui donniez aux arts une protection distinguée, constante, et éclairée ; et je vous regarde, après Pierre le Grand, comme l’homme qui fait le plus de bien à votre nation.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Voyez tome XXXVI, page 421.