Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4655

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 422-424).

4655. — À MADEMOISELLE CLAIRON.
27 auguste.

Je me hâte de vous répliquer, mademoiselle. Je m’intéresse autant que vous à l’honneur de votre art, et si quelque chose m’a fait haïr Paris et détester les fanatiques, c’est l’insolence de ceux qui veulent flétrir les talents. Lorsque le curé de Saint-Sulpice, Languet, le plus faux et le plus vain de tous les hommes, refusa la sépulture à Mlle  Lecouvreur[1], qui avait légué mille francs à son église, je dis à tous vos camarades assemblés qu’ils n’avaient qu’à déclarer qu’ils n’exerceraient plus leur profession jusqu’à ce qu’on eût traité les pensionnaires du roi comme les autres citoyens qui n’ont pas l’honneur d’appartenir au roi. Ils me le promirent, et n’en firent rien. Ils préférèrent l’opprobre avec un peu d’argent à un honneur qui leur eût valu davantage.

Ce pauvre Huerne[2] vous a porté un coup terrible en voulant vous servir ; mais il sera très-aisé aux premiers gentilshommes de la chambre de guérir cette blessure. Il y a une ordonnance du roi, de 1641, concernant la police des spectacles, par laquelle il est dit expressément : « Nous voulons que l’exercice des comédiens, qui peut divertir innocemment nos peuples (c’est-à-dire détourner nos peuples de diverses occupations mauvaises), ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public. »

Et, dans un autre endroit de la déclaration, il est dit que, s’ils choquent les bonnes mœurs sur le théâtre, ils seront notés d’infamie.

Or, comme un prêtre serait noté d’infamie s’il choquait les bonnes mœurs dans l’église, et qu’un prêtre n’est point infâme en remplissant les fonctions de son état, il est évident que les comédiens ne sont point infâmes par leur état, mais qu’ils sont, comme les prêtres, des citoyens payés par les autres citoyens pour parler en public bien ou mal.

Vous remarquerez que cette déclaration du roi fut enregistrée au parlement.

Il ne s’agit donc que de la faire renouveler. Le roi peut déclarer que, sur le compte à lui rendu par les quatre premiers gentilshommes de sa chambre, et sur sa propre expérience, que jamais ses comédiens n’ont contrevenu à la déclaration de 1641, il les maintient dans tous les droits de la société, et dans toutes les prérogatives des citoyens attachés particulièrement à son service : ordonnant à tous ses sujets, de quelque état et condition qu’ils soient, de les faire jouir de tous leurs droits naturels et acquis, en tant que besoin sera. Le roi peut aisément rendre cette ordonnance, sans entrer dans aucun des détails qui seraient trop délicats.

Après cette déclaration, il serait fort aisé de donner ce qu’on appelle les honneurs de la sépulture, malgré la prêtraille, au premier comédien qui décéderait. Au reste, je compte faire usage des décisions de monsignor Cerati, confesseur de Clément XII, dans mes notes sur Corneille[3].

Venons maintenant aux pièces que vous jouerez cet automne. Vous faites très-bien de commencer par celle de M.  Cordier[4] : il ne faut pas lasser le public en le bourrant continuellement des pièces du même homme. Ce public aime passionnément à siffler le même rimailleur qu’il a applaudi ; et tout l’art de Mlle  Clairon n’ôtera jamais au parterre cette bonne volonté attachée à l’espèce humaine.

Pour le Tancrède de Prault, il est impertinent d’un bout à l’autre. Pour ce vers barbare[5] :


Cher Tancrède, ô toi seul qui méritas ma foi !


quel est l’ignorant qui a fait ce vers abominable ? quel est l’Allobroge qui a terminé un hémistiche par le terme seul suivi d’un qui ? Il faut ignorer les premières règles de la versification pour écrire ainsi. Les gens instruits remarquent ces sottises, et une bouche comme la vôtre ne doit pas les prononcer. Cela ressemble à ce vers :


La belle Phyllis, qui brûla pour Corydon.


J’ai maintenant une grâce à vous demander : on m’écrit qu’on vous a lu une comédie intitulée l’Écueil du Sage, et que quelques-uns de vos camarades font courir le bruit que cette pièce est de moi. Vous sentez bien qu’étant occupé à des ouvrages qui ont besoin de vos grands talents, je n’ai pas le temps de travailler pour d’autres. Je serais très-mortifié que ce bruit s’accréditât, et je crois qu’il est de votre intérêt de le détruire. Votre comédie peut tomber ; et si la malice m’impute cet ouvrage, cela peut faire grand tort à la tragédie à laquelle je travaille. Parlez-en sérieusement, je vous en prie, à vos camarades ; je suis très-résolu à ne leur donner jamais rien si on m’impute ce que je n’ai pas fait. Ce qu’on peut hardiment m’attribuer, c’est la plus sincère admiration et le plus grand attachement pour vous.

  1. Voyez tome XXII, page 69 ; et, tome IX, la pièce intitulée la Mort de Mlle  Lecouvreur.
  2. Voyez la note, tome XXIV, page 239.
  3. Voyez tome XXXI, page 519.
  4. Zarukma, tragédie, par l’abbé Edmond Cordier de Saint-Firmin (né à Orléans vers 1730, mort vers 1816, ne fut jouée que le 17 mars 1762.
  5. Voyez tome V, page 566.