Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4667

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 434-435).

4667. — DE M.  D’ALEMBERT.
À Paris, ce 8 septembre.

Je ne sais, mon cher maître, si vous avez reçu une lettre que je vous écrivis, il y a quelque temps, de Pontoise. Je vous y parlais, ce me semble, de votre édition de Corneille et de l’intérêt que j’y prenais comme homme de lettres, comme Français, comme académicien, et, encore plus, comme votre confrère, votre disciple et votre ami. Depuis ce temps, nous avons reçu à l’Académie vos remarques sur les Horaces, sur Cinna, et sur le Cid, la préface du Cid, et l’épître dédicatoire. Tout cela a été lu avec soin dans les assemblées, et Duclos nous dit hier que vous aviez reçu nos remarques, et que vous en paraissiez content. N’oubliez pas d’insister plus que vous ne faites dans votre épître sur la protection qu’on accordait aux persécuteurs de Corneille, et sur l’oubli profond où sont tombées toutes les infamies qu’on imprimait contre lui, et qui vraisemblablement lui causaient beaucoup de chagrin. Vous pouvez mieux dire, et avec plus de droit que personne, à tous les gens de lettres et à tous les protecteurs, des choses fort utiles aux uns et aux autres, que cette occasion vous fournira naturellement.

Nous avons été très-contents de vos remarques sur les Horaces ; beaucoup moins de celles sur Cinna, qui nous ont paru faites à la hâte. Les remarques sur le Cid sont meilleures, mais ont encore besoin d’être revues. Il nous a semblé que vous n’insistiez pas toujours assez sur les beautés de l’auteur, et quelquefois trop sur des fautes qui peuvent n’en pas paraître à tout le monde. Dans les endroits où vous critiquez Corneille, il faut que vous ayez si évidemment raison que personne ne puisse être d’un avis contraire ; dans les autres, il faut ou ne rien dire, ou ne parler qu’en doutant. Excusez ma franchise ; vous me l’avez permise, vous l’avez exigée ; et il est de la plus grande importance pour vous, pour Corneille, pour l’Académie, et pour l’honneur de la littérature française, que vos remarques soient à l’abri même des mauvaises critiques. Enfin, mon cher confrère, vous ne sauriez apporter dans cet ouvrage trop de soin, d’exactitude, et même de minutie. Il faut que ce monument que vous élevez à Corneille en soit aussi un pour vous ; et il ne tient qu’à vous qu’il le soit.

Je souscris, si vous le trouvez bon, pour deux exemplaires, pour l’un comme votre ami, et pour l’autre comme homme de lettres et comme Français. Si les gens de lettres de cette frivole et moutonnière nation qui les persécute en riant ne soutiennent pas l’honneur de la chère patrie, comme disent les Allemands, hélas ! que deviendra ce malheureux honneur ? Vous voyez le beau rôle que nous jouons


sur la terre et sur l’onde[1] ;


et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que nous avons l’air de le jouer encore quelque temps, car la paix ne paraît pas prochaine. Cependant le parlement se bat à outrance avec les jésuites, et Paris en est encore plus occupé que de la guerre d’Allemagne ; et moi, qui n’aime ni les fanatiques parlementaires ni les fanatiques de saint Ignace, tout ce que je leur souhaite, c’est de se détruire les uns par les autres, fort tranquille d’ailleurs sur l’événement, et bien certain de me moquer de quelqu’un, quoi qu’il arrive. Quand je vois cet imbécile parlement, plus intolérant que les capucins, aux prises avec d’autres ignorants imbéciles et intolérants comme lui, je suis tenté de lui dire ce que disait Timon le Misanthrope à Alcibiade : « Jeune écervelé, que je suis content de te voir à la tête des affaires ! Tu me feras raison de ces marauds d’Athéniens[2]. » La philosophie touche peut-être au moment où elle va être vengée des jésuites ; mais qui la vengera des Omer et compagnie ? Pouvons-nous nous flatter que la destruction de la canaille jésuitique entraînera après elle l’abolition de la canaille jansénienne et de la canaille intolérante ? Prions Dieu, mon cher confrère, que la raison obtienne de nos jours ce triomphe sur l’imbécillité. En attendant, portez-vous bien, commentez Corneille, et aimez-moi.

  1. Hémistiche de Corneille dans Cinna, acte II, scène i, vers 3.
  2. Plutarque, Vie d’Alcibiade, paragraphe xix.