Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4668

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 435-436).

4668. — DE M.  HENNIN[1].
Varsovie, 10 septembre 1761.

Monsieur, on me dit que vous ne recevez plus de lettres sans savoir de qui elles sont : c’est vous épargner bien de l’ennui ; mais aussi tous les honnêtes gens qui vous sont attachès ne peuvent pas se donner les airs de contresigner. Il peut même s’en trouver qui achètent leurs cachets tout faits sur les quais. Quoi qu’il en soit, vous permettez sans doute à ceux que vous avez eu la bonté de recevoir et d’inviter chez vous de se faire écrire quelquefois à votre porte ; je suis donc rassuré sur le sort de ma lettre.

Je ne sais, monsieur, comment j’ai laissé passer un an sans avoir l’honneur de vous écrire, tout contribuant à me rappeler le peu de jours que j’ai eu l’avantage de passer avec vous, et les marques d’amitié dont vous m’aviez comblé. Je vis ici avec des personnes qui s’occupent beaucoup de vos ouvrages et de vos délassements, et nous vous devons le rire le plus vrai qui nous échappe depuis quelque temps.

Quelque idée que les Allemands aient tâché de vous donner des Polonais, je puis vous assurer que cette nation est beaucoup plus susceptible de sentiments agréables que la tudesque. Il ne manque ici que des encouragements. Varsovie est déjà une grande ville ; elle augmente tous les jours, et se rapproche à beaucoup d’égards des autres capitales. Dans le reste du pays, les mœurs et les usages tiennent encore beaucoup du Sarmate, et si le gouvernement ne change, tout doit y rester longtemps dans le même état. Les grands seigneurs sont forcés d’errer à la manière des princes arabes pour aller manger les denrées de leurs terres, qui, sans cela, ne seraient d’aucun produit. L’expérience leur a appris à suppléer, dans ces voyages, à toutes les commodités sédentaires. Aussi font-ils souvent vingt ou trente lieues pour aller rendre une visite et dîner avec un ami.

Je suis fâché, monsieur, que les circonstances ne vous aient pas porté du côté de la Pologne. Il me semble que rien n’aurait été plus intéressant pour un historien philosophe que d’approfondir les causes de l’affaiblissement extrême de cette nation, d’examiner comment une anarchie peut subsister sans des malheurs éclatants, et de prévoir comment, quand, et par qui, un peuple qui n’a plus ni lois stables, ni puissance, sera anéanti ou rétabli dans son ancien lustre.

Vous seul, monsieur, auriez pu trouver la solution de ces problèmes dans les annales du monde qui vous sont si familières, et dans la connaissance parfaite du cœur humain. Vous eussiez porté la certitude de l’évidence où j’ose à peine hasarder des conjectures probables ; mais vous faites mieux, vous jouissez paisiblement de vos travaux et de votre gloire, vous laissez les politiques se tourmenter de l’avenir, et ne songez qu’à rire du présent. Grâce à nos chers compatriotes, dussiez-vous égaler l’âge des patriarches, vous ne manquerez jamais de fonds pour une aussi douce occupation.

Que de plaisir n’aurais-je pas, monsieur, si le sort, qui me ballotte d’un bout de l’Europe à l’autre, me conduisait encore dans vos belles contrées. D’Urfé[2] les avait rendues célèbres ; mais il n’a peint que l’amour, j’y reverrais le peintre de toute la nature. Je lui dirais de bon cœur : Or, baille-moi ta joyeuse recette, et après l’avoir écoulé quelque temps, j’irais prendre la bêche de Candide, car il eut raison.

J’ai l’honneur, etc.

  1. Correspondance inédite avec P. -M. Hennin, 1825.
  2. Auteur de l’Astrée.