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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4710

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 479-480).

4710. — DU CARDINAL DE BERNIS.
À Saint-Marcel, 13 d’octobre.

Je ne suis point ingrat, mon cher confrère ; j’ai toujours senti et avoué que les lettres m’avaient été plus utiles que les hasards les plus heureux de la vie. Dans ma plus grande jeunesse, elles m’ont ouvert une porte agréable dans le monde ; elles m’ont consolé de la longue disgrâce du cardinal de Fleury et de l’inflexible dureté de l’évêque de Mirepoix[1]. Quand les circonstances m’ont poussé comme malgré moi sur le grand théâtre, les lettres ont fait dire à tout le monde : Au moins celui-là sait lire et écrire. Je les ai quittées pour les affaires, sans les avoir oubliées, et je les retrouve avec plaisir.

Vous me souhaitez des indigestions ; cela n’est guère possible aujourd’hui : il y a douze ans que je suis fort sobre ; mais j’ai une humeur goutteuse dans le corps, qui n’est pas encore bien fixée aux extrémités, et qui pourrait bien m’obliger d’aller consulter l’oracle de Genève. Dans cette consultation, il entrerait autant de désir de vous revoir que d’envie de guérir. Envoyez-moi votre Épître sur l’Agriculture. Je ne bâtis point, mais je répare mon vieux château de Vic-sur-Aisne ; je plante mon jardin et les bords de mes prés : voilà toutes les dépenses que l’état de mes revenus me permet. Au lieu de deux cent mille livres de revenu que vous me donnez, j’en ai à peine quatre-vingt mille ; mais les premiers diacres de l’Église romaine n’en avaient pas tant, et je ne suis pas fâché d’être le plus pauvre des cardinaux français, parce que personne n’ignore qu’il n’a tenu qu’à moi d’être le plus riche. Je suis content, mon cher confrère, parce que j’ai beaucoup réfléchi et comparé, et que lorsqu’à la première dignité de son état on joint le nécessaire, une santé passable, et une âme douce et courageuse, on n’a plus que des grâces à rendre à la Providence. Je serai à la fin du mois à Montélimart, où je compte passer l’hiver. Votre banquier de Lyon pourrait remettre le paquet au sieur Henri Gonzebas, qui fait mes commissions dans cette ville : c’est un bon Suisse fort exact, qui me ferait tenir cette pacotille ; elle vous reviendrait par la même voie sans aucun inconvénient. Pierre Corneille et François de Voltaire me suivent dans tous mes voyages. Adressez désormais toutes vos lettres à Montélimart ; elles me font le plus grand plaisir du monde. Je vois que vous êtes gai ; cela prouve que vous êtes sage, que vous voyez et sentez comme il faut voir et sentir les choses de ce pauvre monde. Adieu, mon cher confrère, je vous suis fidèlement et tendrement attaché.

  1. Ce prélat, nommé Boyer, qui a été si ridiculisé par Voltaire, avait ce que l’on appelait la feuille des bénéfices, c’est-à-dire la présentation pour les abbayes et autres revenus ecclésiastiques. Ce n’est pas lui, mais le cardinal de Fleury qui, aux sollicitations de l’abbé de Bernis, répondit : « Non. monsieur l’abbé, vous n’aurez rien tant que je vivrai ; » à quoi Bernis répliqua : « Eh bien, monseigneur, j’attendrai. » (B.)