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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4709

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 477-479).

4709. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
11 octobre.

Je m’arrache, pour vous écrire, à quelque chose[1] de bien singulier que je fais pour vous plaire.

Ô mes anges ! je réponds donc à votre lettre du 5 octobre. Que ne puis-je en même temps travailler et vous écrire ! Allons vite !

D’abord vous saurez que je ne suis point le Bonneau du Bertin des parties casuelles ; que je n’ai nulle part à la tuméfaction du ventre de Mlle Hus[2] ; que je ne lui ai jamais rien fait ni rien fait faire, ni rôle ni enfant ; qu’Atide ne lui fut jamais destinée ; que je souhaite passionnément qu’Atide soit jouée par la fille à Dubois, laquelle Dubois a, dit-on, des talents. Ainsi ne me menacez point, et ne prêchez plus les saints.

Quant au Droit du Seigneur, je n’ai jamais pris Ximenès pour mon confident. Quiconque l’a instruit a mal fait ; mais Crébillon fait encore plus mal. Le pauvre vieux fou a encore les passions vives ; il est désespéré du succès d’Oreste, et on lui a fait accroire que son Électre est bonne. Il se venge comme un sot. S’il avait le nez fin, il verrait qu’il y aurait quelque prétexte dans le second acte ; mais il a choisi pour les objets de ses refus le troisième et le quatrième, qui sont pleins de la morale la plus sévère et la plus touchante. Voici mon avis, que je soumets au vôtre.

Je n’avoue point le Droit du Seigneur ; mais il est bon qu’on sache que Crébillon l’a refusé parce qu’il l’a cru de moi. Il renouvelle son indigne manœuvre de Mahomet, par laquelle il déplut beaucoup à Mme de Pompadour. Il est sûr qu’il déplaira beaucoup plus au public, et qu’il fera grand bien à la pièce. C’est d’ailleurs vous insulter que de refuser, sous prétexte de mauvaises mœurs, un ouvrage auquel il croit que vous vous intéressez. Vous avez sans doute assez de crédit pour faire jouer malgré lui cette pièce.

Venons à l’Académie ; elle a beau dire[3], je ne peux aller contre mon cœur ; mon cœur me dit qu’il s’intéresse beaucoup à Cinna dans le premier acte, et qu’ensuite il s’indigne contre lui. Je trouve abominable et contradictoire que ce perfide dise :


Qu’une âme généreuse a de peine à faillir !

(Acte III, scène iii.)

Ah ! lâche ! si tu avais été généreux, aurais-tu parlé comme tu fais à Maxime, au second acte ?

L’Académie dit qu’on s’intéresse à Auguste, c’est-à-dire que l’intérêt change ; et, sauf respect, c’est ce qui fait que la pièce est froide. Mais laissez-moi faire, je serai modeste, respectueux, et pas maladroit.

Tout viendra en son temps. Je ne suis pas pressé de programme ; j’accouche, j’accouche : tenez, voilà des Gouju[4].

Eh bien, rien de décidé sur l’amiral Berryer ? Et le roi d’Espagne, épouse-t-il[5] ? traite-t-il[6] ?

M. le duc de Choiseul m’a envoyé des reliques de Rome. Si je ne réussis pas dans ce monde, mon affaire est sûre dans l’autre.

Je reçus le même jour les reliques et le portrait de Mme de Pompadour, qui m’est venu par bricole.

Voilà bien des bénédictions ; mais j’aime mieux celles de mes anges.

Mlle’Corneille joue vendredi Isménie dans Mèrope. N’est-ce pas une honte que nos histrions fassent jouer ce rôle par un homme[7], et qu’ils suppriment les chœurs dans Œdipe ? Les barbares !

  1. Probablement la tragédie d’Olympie.
  2. Cette actrice du Théâtre-Français était entretenue par Bertin, trésorier des parties casuelles.
  3. Voyez page 474.
  4. Lettre de Charles Gouju ; voyez tome XXIV, page 255.
  5. Charles III, veuf depuis le 27. septembre 1760, ne se remaria pas.
  6. Le parte de famille du 15 août avait été ratifié le 8 septembre, mais n’était pas encore publié.
  7. Voyez tome IV, pape 176.