Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4725

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 497-498).

4725. — À M. DEVAUX.
Au château de Ferney, pays de Gex, par Genève, 26 octobre.

Vous serez toujours mon cher Panpan, eussiez-vous quarante ans et plus ; jamais je n’oublierai ce nom. Il me semble, monsieur, que je vous vois encore pour la première fois avec Mme de Graffigny. Comme tout cela passe rapidement ! comme on voit tout disparaître en un clin d’œil ! Heureusement le roi de Pologne se porte bien. Vous êtes donc son lecteur ? Je voudrais aussi que vous fussiez celui de toutes les diètes de Pologne, et que vous y lussiez la Voix du Citoyen[1]. S’il y a un livre dans le monde qui pût faire le bonheur d’une nation, c’est assurément celui-là.

J’ai vu dans mon ermitage jusqu’à des palatins qui trouvent que ce livre devrait être le seul code de la nation polonaise. Ah ! mon cher Panpan, que n’êtes-vous venu aussi dans mes petites retraites ! Que n’ai-je eu le bonheur d’y recevoir M. l’abbé de Boufflers[2] ! J’entends parler de lui comme d’un des esprits des plus aimables et des plus éclairés que nous ayons. Je n’ai point vu sa Reine de Golconde, mais j’ai vu de lui des vers charmants. Il ne sera peut-être pas évêque ; il faut vite le faire chanoine de Strasbourg, primat de Lorraine, cardinal, et qu’il n’ait point charge d’âmes. Il me paraît que sa charge est de faire aux âmes beaucoup de plaisir.

N’est-il pas fils de Mme la marquise de Boufflers, notre reine ? C’est une raison de plus pour plaire. Mettez-moi aux pieds de la mère et du fils. Je suis très-touché de la mort de Mme de La Galaisière[3]. J’aurai l’honneur démarquera monsieur le chancelier toute ma sensibilité.

Je n’ai point vu le musicien dont vous me parlez, je le crois actuellement à Berne avec sa troupe, qui n’est pas mauvaise, et qui gagnera de l’argent dans cette ville, où il y a beaucoup plus d’esprit qu’on ne croit. Cette partie de la Suisse est très-instruite ; ce n’est plus le temps où l’on disait qu’il était plus aisé de battre les Suisses que de leur faire entendre raison. Ils entendent raison à merveille, et on ne les bat point. Je suis plus content que jamais de leur voisinage. J’y vois les orages de ce monde d’un œil assez tranquille ; il n’y a que ce pauvre frère Malagrida qui me fait un peu de peine. J’en suis fâché pour frère Menou ; mais j’espère qu’il n’en perdra pas l’appétit. Il est né gourmand et gai ; avec cela on peut se consoler de tout.

Pardon si je ne vous écris pas de ma main, mais c’est que je n’en peux plus.

Votre très-sincère ami et serviteur.


Voltaire.

  1. Voltaire désigne ainsi la Voix libre du citoyen, ou Observations sur le gouvernement de Pologne (par le roi Stanislas), 1753, deux parties in-12.
  2. Plus connu sous le nom de chevalier de Boufflers. Il est mort en 1816, avec le titre de marquis. Il était né en 1737. Il y a plusieurs éditions de ses Œuvres, aucune n’est complète. Sa Reine de Golconde fut le premier ouvrage qu’il publia en 1761. (B.)
  3. Louise-Elisabeth Orry, épouse de La Galaisière, chancelier du roi Stanislas, morte à Lunéville le 15 septembre 1761, à cinquante-deux ans.