Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4726

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 498-500).

4726. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 31 octobre.

Je suis, mon cher et illustre maître, un peu inquiet de votre santé ; il faut qu’elle ne soit pas si bonne que l’année passée. Il y a un an que vous vouliez, disiez-vous[1], ne faire que rire de tout pour vous bien porter ; aujourd’hui vous voulez vous fâcher, et c’est contre Moïse de Montauban ! Voilà un plaisant objet pour vous échauffer la bile ! Eh ! pardieu, laissez-le devenir historiographe, instituteur, correcteur, éberneur des Enfants de France, et tout ce qu’il voudra ; et soyez, vous, mais toujours en riant, l’historiographe de ses sottises, l’instituteur de votre nation, et le correcteur des fanatiques.

Je vous remercie de ce que vous m’envoyez de la part de la bonne âme de Montauban ; je l’ai lu avec plaisir, et j’en ferai part aux bonnes âmes de Paris. Je crois cependant que cela aurait encore été plus utile si la bonne âme de Montauban n’avait voulu que rire, et n’avait point voulu se fâcher. Vous voyez, mon cher philosophe, combien j’ai profité de vos leçons : autrefois tout me donnait de l’humeur, depuis la comédie des Philosophes jusqu’au Mémoire de Pompignan, aujourd’hui je verrais Moïse de Montauban premier ministre, et Aaron grand-aumônier[2], que je crois que j’en rirais encore. Je me fierais à la Providence, qui, à la vérité, ne gouverne pas trop bien ce meilleur des mondes possibles, mais qui pourtant fait parfois des actes de justice. Qui aurait dit, par exemple, il y dix ans, aux jésuites, que ces bons pères, qui aiment tant à brûler les autres, verraient bientôt venir leur tour, et que ce serait le Portugal, c’est-à-dire le pays le plus fanatique et le plus ignorant de l’Europe, qui jetterait le premier jésuite au feu ? Ce qu’il y a de très-plaisant, c’est que cette aventure commence à réconcilier les jansénistes avec l’Inquisition, qu’ils haïssaient jusqu’ici mortellement : « En vérité, disent-ils, cet établissement a du bon ; les affaires y sont jugées avec beaucoup plus de maturité et de justice qu’on ne croit en France, et il faut avouer que ce tribunal-là fait fort bien en Portugal. » Ils ont imprimé que Malagrida se souvenait encore, dans l’oisiveté de la prison, de son ancien métier de jésuite ; qu’on l’a surpris quatre fois s’amusant tout seul, pour donner, disait-il, du soulagement à son corps. Notez qu’il a soixante et treize ans ; cela serait en vérité fort beau à cet âge-là ; mais je crois que les jansénistes n’en parlent que par envie.

Laissons brûler Malagrida, et venons à Corneille, qui, selon vous et selon moi, n’est pas si chaud. Si c’est moi qui ai écrit qu’on s’intéresse à Auguste, je n’ai écrit en cela que l’avis de l’Académie, et point du tout le mien ; je ne crois ni avec elle qu’on s’intéresse à Auguste, ni avec vous qu’on s’intéresse à Cinna : je crois qu’on ne s’intéresse à personne, qu’on ne se soucie pas plus d’Auguste, d’Émilie, et de Cinna, que de Maxime et d’Euphorbe, et que cet ouvrage est meilleur à lire qu’à voir jouer. Aussi n’y va-t-il personne.

Oui, en vérité, mon cher maître, notre théâtre est à la glace. Il n’y a, dans la plupart de nos tragédies, ni vérité, ni chaleur, ni action, ni dialogue. Donnez-nous vite votre œuvre de six jours ; mais ne faites pas comme Dieu, et ne vous reposez pas le soptième. Ce n’est point un plat compliment que je prétends vous faire ; mais je ne vous dis que ce que j’ai déjà dit ceny fois à d’autres. Vos pièces seules ont du mouvement et de l’intérêt ; et ce qui vaut bien cela, de la philosophie, non pas de la philosophie froide et parlière, mais de la philosophie en action. Je ne vous demande plus d’échafaud[3] ; je sais et je respecte toute la répugnance que vous y avez, quoique depuis Malagrida les échafauds aient leur mérite ; mais je vous demande de nous faire voir, ce qui ne tient qu’à vous, qu’en fait de tragédie nous ne sommes encore que des enfants bien élevés ; et les autres peuples, de vieux enfants. Votre réputation vous permet de risquer tout ; vous êtes à cent lieues de l’envie ; osez, et nous pleurerons, et nous frémirons, et nous dirons : Voilà la tragédie, voilà la nature. Corneille disserte. Racine converse, et vous nous remuerez.

À propos, vraiment j’oubliais de vous remercier de la mention honorable que vous avez faite de moi dans votre lettre à l’abbé d’Olivet, telle que vous l’avez envoyée au Journal encyclopédique[4] : car il est bon de vous dire que mon nom ni celui de Duclos ne se trouvent point dans l’imprimé de Paris, malgré ce que vous aviez recommandé à ce sujet, comme je le sais de science certaine ; c’est votre ancien instituteur, Josephus Olivetus, qui a fait, en tout bien et tout honneur, cette petite suppression, dont j’aurai le plaisir de le remercier à la première occasion favorable, mais toujours en riant, parce que cela est bon pour la santé.

Oui vraiment, les prêtres de Genève sont comme des diables contre la comédie ; mais on dit aussi que vous en êtes un peu la cause. Vous vous êtes un peu trop moqué de ces sociniens honteux ; vous avez fait rire à leurs dépens ; et, pour s’en venger, ils voudraient bien que vous ne fissiez pleurer personne. Il faut que les comédiens de l’église et ceux du théâtre se ménagent réciproquement. À l’égard de Rousseau, j’avoue que c’est un déserteur qui combat contre sa patrie ; mais c’est un déserteur qui n’est plus guère en état de servir, ni par conséquent de faire du mal ; sa vessie le fait souffrir, et il s’en prend à qui il peut. Prions Dieu qu’il conserve la nôtre.

On dit que les jésuites font courir dans les maisons trois mémoires manuscrits pour leur justification. C’est beaucoup que trois, car je crois qu’ils auraient de la peine à en faire lire un seul, tant l’animosité publique est grande. On dit qu’ils prouvent dans un de ces mémoires que le parlement a falsifié et tronqué les passages de leurs constitutions. Cela pourrait bien être, puisque Omer-Anytus, dans son beau réquisitoire[5], a bien falsifié et tronqué, d’après Abraham Chaumeix, les passages de l’Encyclopédie.

Adieu, mon cher philosophe ; faites des tragédies, moquez-vous de tout, et portez-vous bien.

  1. C’est probablement dans la lettre déjà citée ci-dessus, page 8, et qui parait perdue.
  2. Voyez tome XXIV, page 261.
  3. Voyez la note, page 20.
  4. Voyez cette lettre du 20 août, n° 4645. La phrase est dans la variante.
  5. Le réquisitoire d’Omer Joly de Fleury contre l’Encyclopédie est du 23 janvier 1759.