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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4731

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 507-508).

4731. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
À Ferney, 1er novembre.

Monsieur, je reçois, par Vienne, votre paquet du 17 de septembre, que M. de Czernichef me fait parvenir. Vos bontés redoublent toujours mon zèle, et j’en attends la continuation. Le mémoire sur le czarovitz n’est pas rempli, comme le sait Votre Excellence, d’anecdotes qui jettent un grand jour sur cette triste et mémorable aventure. Vous savez, monsieur, que l’histoire parle à toutes les nations, et qu’il y a plus d’un peuple considérable qui n’approuve pas l’extrême sévérité dont on usa envers ce prince. Plusieurs auteurs anglais très-estimés se sont élevés hautement contre le jugement qui le condamna à la mort. On ne trouve point ce qu’on appelle un corps de délit dans le procès criminel : on n’y voit qu’un jeune prince qui voyage dans un pays où son père ne veut pas qu’il aille, qui revient au premier ordre de son souverain, qui n’a point conspiré, qui n’a point formé de faction, qui seulement a dit qu’un jour le peuple pourrait se souvenir de lui. Qu’aurait-on fait de plus s’il avait levé une armée contre son père ? Je n’ai que trop lu, monsieur, le prétendu Nestesuranoy[1] et Lamberti[2], et je vous avoue mes peines avec la sincérité que vous me pardonnez, et que je regarde même comme un devoir. Ce pas est très-délicat. Je tâcherai, à l’aide de vos instructions, de m’en tirer d’une manière qui ne puisse blesser en rien la mémoire de Pierre le Grand. Si nous avons contre nous les Anglais, nous aurons pour nous les anciens Romains, les Manlius et les Brutus. Il est évident que si le czarovitz eût régné, il eût détruit l’ouvrage immense de son père, et que le bien d’une nation entière est préférable à un seul homme. C’est là, ce me semble, ce qui rend Pierre le Grand respectable dans ce malheur ; et on peut, sans altérer la vérité, forcer le lecteur à révérer le monarque qui juge, et à plaindre le père qui condamne son fils. Enfin, monsieur, j’aurai l’honneur de vous envoyer d’ici à Pâques tous les nouveaux cahiers, avec les anciens, corrigés et augmentés, comme j’ai eu l’honneur de le mander à Votre Excellence dans mes précédentes lettres. Je vous ai marqué que j’attendais vos ordres pour savoir s’il n’est pas plus convenable de mettre le tout en un seul volume qu’en deux. Je me conformerai à vos intentions sur cette forme comme sur le reste ; mais nous n’en sommes pas encore là. Il faut commencer par mettre sous vos yeux l’ouvrage entier, et profiter de vos lumières. Il est triste que j’aie trouvé si peu de mémoires sur les négociations du baron de Gortz[3]. C’est un point d’histoire très-intéressant ; et c’est à de tels événements que tous les lecteurs s’attachent, beaucoup plus qu’à tous les détails militaires, qui se ressemblent presque tous, et dont les lecteurs sont aussi fatigués que l’Europe l’est de la guerre présente.

J’ai déjà eu l’honneur de vous remercier, monsieur, au nom de Mlle Corneille et au mien, de la souscription pour les Œuvres de Corneille. J’y suis plus sensible que si c’était pour moi-même. Je reconnais bien là votre belle âme ; personne en Europe ne pense plus dignement que vous. Tout augmente ma vénération pour votre personne, et les respectueux sentiments que conservera toute sa vie pour Votre Excellence son très, etc.

  1. Nom mis par Rousset de Missy à ses Mémoires du règne de Pierre le Grand, 1725-26, quatre volumes in-12.
  2. Voyez tome XVI, page 588.
  3. Voyez tome XVI, page 337.