Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4741

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 517-518).

4741. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Ferney, le 9 novembre.

Madame, tant que je serai encore au nombre des vivants, je serai dans celui des adorateurs de vos vertus et des cœurs reconnaissants, remplis de vos bontés. J’arrache rarement à mon état de malade quelques moments où je puisse écrire, car je suis presque toujours réduit à me faire lire et à dicter ; mais que puis-je dicter que des lamentations de Jérémie sur ma pauvre patrie, qui était si florissante il y a quelques années, et qui est à présent un objet de pitié ? J’ai dicté pourtant une tragédie, bonne ou mauvaise, que je compte avoir l’honneur d’envoyer dans quelques semaines à Votre Altesse sérénissime. Que ne puis-je avoir du moins la consolation de l’amuser quelques moments, puisque celle d’être à ses pieds à Gotha m’est refusée !

Il me paraît, madame, que le roi d’Angleterre[2], en faisant un choix, n’a pas donné la pomme à la plus belle, car, quoique toutes les reines soient toujours, sans contredit, des prodiges de beauté, cependant je connais une princesse qui, autant que je m’en souviens, doit l’emporter sur les reines mariées et à marier. J’ai peur que le roi d’Angleterre n’ait pas été aussi bien servi dans ses amours qu’à la guerre.

Je suis entouré de Russes qui disent qu’ils prendront Colberg, et d’Allemands qui assurent que le siège est levé. Je suis comme celui qui disait : " Les uns croient le cardinal-vicaire mort ; les autres le croient vivant ; et moi, je ne crois ni l’un ni l’autre ! »

Il y a une ode d’un Suisse de Berne contre tous les rois qui sont en guerre ; il les traite tous de brigands et de perturbateurs du repos public. Il y a dans cet ouvrage des morceaux terribles. Cela ne nous regarde pas, nous autres pauvres Français, car nous n’avons pas fait grand mal. Que Votre Altesse sérénissime daigne agréer le profond respect du Suisse V.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Georges III venait d’épouser, le 8 septembre, Sophie-Charlotte de Mecklembourg-Strélitz.