Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4742

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 518-521).

4742. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1],
à m. fargès[2], maitre des requêtes[3].
Montfalcon, le 10 novembre 1761.

En colère contre moi, vous a-t-on dit : plaisante expression ! Que serait donc la mienne contre lui, si je daignais en avoir contre un impudent et un fol ? Ma réponse était ce qu’il méritait.

Pourquoi voulez-vous que j’aie un procès avec cet homme-là ? Je n’en ai point. Tenez pour certain, sur mon honneur : 1° qu’il ne s’agit d’autre fait que de quatorze voies de bois que mon homme lui a livrées et qu’il ne veut pas lui payer ; 2° que, dans notre traité, il n’y a aucune contenue de fond spécifiée ni garantie. Je vous ferai voir l’acte. Il connaissait tout cela d’avance ; il l’avait tant et tant visité, étant sur place. Mais il ne fait que mentir.

L’acte est un simple bail à ferme à vie, mais pour en jouir comme en jouissait le précédent fermier. Notre convention a toujours été qu’il n’y aurait point de vente de ma part (parce qu’en vendant, même à vie, je courais risque, par la clause du dénombrement, de perdre les privilèges d’immunité) ; mais que, de sa part, il se qualifierait comme il voudrait. Quant aux bois, vous avez dans ma lettre tout ce qui les concerne, rapporté mot à mot, sauf que l’acte porte de plus qu’il sera tenu d’en jouir en bon père de famille, de laisser soixante pieds des arbres extant par poses (c’est la mesure du pays), l’une portant l’autre, et de le tenir en défense du bétail pour que les coupes puissent croître en revenue. Mais encore un coup, ce n’est pas là notre difficulté.

Vous êtes décidé à lui jeter ces quatorze voies de bûches à la tête, parce qu’il ne me convient pas d’avoir un procès pour un objet si mince. C’est donc à dire qu’il faut les lui donner parce qu’il est un impertinent. Ce serait pourtant la raison du contraire. Quoi ! si votre marchand ou votre homme d’affaires lui avait livré pour 30 pistoles de vos vins, il faudrait donc les lui donner parce qu’il ne voudrait pas les payer ! À ce prix, je vous jure qu’il n’y aurait rien dont il ne se fournît : il n’est pas délicat ! je lui aurais donné sans hésiter, s’il me les eût demandées comme présent, mais on n’imagine pas une chose si basse. S’il a eu assez peu de cœur pour l’entendre ainsi, il s’est trompé, et tant pis pour lui. Je les aurais encore passées en quittance à Charlot Baudy, sans lui en parler à lui, si je l’eusse vu s’affectionner à ma terre, y faire ce qu’il est tenu d’y faire, ne pas mentir sur cet article comme sur les autres (car je sais qu’il l’abandonne tout à fait), et surtout s’il n’eût pas cherché à me fourber pendant six mois sur un autre article que vous savez.

Comme il sent qu’il n’a rien de bon à dire, il se jette à quartier, selon son artifice ordinaire ; outre qu’il n’a pas le sens commun en affaires, tout regardant de près, tout intéressé et chicaneur qu’il est. Il a dit d’abord que ce n’était pas une commission, mais un présent. Il me l’a ensuite demandé à genoux. Je vous montrerai sa lettre, qui est pitoyable. Elle me fit tant de pitié que je lui donnais tout de suite, sans Ximenès, qui de hasard se trouva chez moi en ce momment[4]. Il me dit : « Vous seriez bien fol de donner douze louis à ce drôle-là, qui a cent mille livres de rente, et qui, pour reconnaissance, dira tout haut que c’est que vous ne pouviez faire autrement. » Ensuite il a prétendu que c’était une des conventions de notre marché, ce qui est faux, et très-faux. Il faut qu’il soit bien hardi pour avancer pareille chose, outre que l’acte le dément ! Les bois sur pied sont à lui (en laissant 60 arbres par pose), ce qui exclut nettement ceux qui étaient coupés avant le traité. On a bien eu attention de spécifier dans l’acte huit pieds d’arbres sur pied comme étant exceptés, parce qu’ils étaient déjà vendus auparavant ; comment n’aurait-on pas excepté aussi les quatorze voies du bois coupé, si elles eussent été à lui par convention ?

Finalement, le voici qui dit qu’il a acheté trop cher, et que le bois n’est pas assez grand, comme sil s’agissait de cela ! S’il a acheté cher, tant pis pour lui, j’en voudrais tenir le double. Cela ne l’a pas empéché, après deux ans de jouissance, de m’en offrir 145,000 livres. Pour la contenue, au diable soit si je connais ma terre ! Je ne sais que le cadastre qui en a été fait publiquement par ordre du roi, sans ma participation et en mon absence. Il a l’acte entre ses mains tout comme moi[5].

Quant à ce rabâchage, que Baudy n’est qu’un facteur rendant compte, que je n’ai pu vendre avant notre traité sans la permission du grand-maître ; de quoi se mêle-t-il ? Je vois bien pourquoi ils ne veulent pas là-bas produire la vente : c’est pour ne pas la faire contrôler. Ils ont raison, ce n’est pas l’affaire de cet homme-là.

Si la contestation n’était pas engagée et devenue publique par sa frénésie ; si je pouvais aujourd’hui céder la chose contestée sans paraître avoir eu tort vers les gens mal informés, je me garderais bien de la lui donner, à lui, pour prix de son insolente lettre ; mais je vous sacrifierais, à vous, des choses bien plus considérables. Puis les égards que je me fais pour Mme Denis, qui mérite toute sorte de considération, me porteraient sur-le-champ à lui donner, non quatorze voies de bois (fi donc !), mais mon ressentiment de la sottise de son oncle, et ce qui l’a causé, quel qu’il soit. Vous sentez trop bien vous-même qu’il m’a mis dans le cas de ne plus faire ce que vous me demandez, à moins qu’il n’en donne un reçu, tout tel que le porte ma lettre. En ce cas, je lui donne tout de suite. Il n’en fera pas de difficulté : bien loin de là ! C’est ce qu’il demande. Toute sa prétention est de l’avoir comme donné. Ainsi il reconnaîtra de l’avoir reçu comme donné.

Là-dessus on dit : C’est un homme dangereux. Et à cause de cela, faut-il donc le laisser être méchant impunément ? Ce sont au contraire ces sortes de gens-là qu’il faut châtier. Je ne le crains pas. Je n’ai pas fait le Pompignan. On l’admire, parce qu’il fait d’excellents vers. Sans doute il les fait excellents. Mais ce sont ses vers qu’il faut admirer. Je les admire aussi, mais je mépriserai sa personne s’il la rend méprisable. Il y a un proverbe qui dit : On peut être honnête homme et faire mal des vers. Et vice versa.

Écoutez : il me vient en ce moment une idée. C’est la seule honnêtement admissible pour moi, et tout sera fini. Qu’en votre présence il envoie les 281 livres au curé de Tournay ou à Mme Galatin, pour être distribués aux pauvres habitants de la paroisse (je dis à ceux de ma terre, ou de la sienne, s’il lui plaît de l’appeler ainsi, et non à ceux d’une autre terre) : alors tout sera dit. De mon côté, je passerai en quittance les 281 livres à Charles Baudy dans son compte ; et voilà le procès terminé au profit des pauvres. Cela est bien court et bien aisé[6].

  1. Editeur, Th. Foisset.
  2. Voyez sur lui la note 2 de la page 536.
  3. Il était alors à Ferney.
  4. Le marquis de Ximenès.
  5. Ce qu’on vient de lire était sous presse lorsque s’est retrouvée une lettre de M. de Brosses à Voltaire, de juillet 1760. Un seul passage de cette lettre a trait aux plaintes du philosophe sur la contenance du bois de Tournay. Le voici :

    L’article des moules de bois que vous a vendus Charlot n’a rien de commun avec l’arpentage fait par les géographes. J’ai toujours oui dire que la forêt contenait environ 90 coupées ou poses. (Je ne sais pas trop lequel, et ne sais pas mieux la valeur de ces mesures locales. L’erreur de là à vingt est si grande qu’elle en devient peu probable. Quoi qu’il en soit, vous saviez beaucoup mieux que moi ce qu’il y avait, puisque vous êtes sur place et que vous aviez, comme de raison, exactement et plus d’une fois visité le terrain avant de faire le marché ! Il n’a jamais été question entre nous de dismensurations géométriques, mais de vous remettre les fonds tels qu’ils étaient, tels que vous les connaissiez, tels que je les avais et qu’on en avait joui ci-devant. »

    Sans relever l’hyperbole du poëte, qui n’accusait d’abord que vingt poses, on peut noter que 43 arpents et demi équivalent à 23 hectares 21 ares 51 centiares, et que 20 poses donneraient 24 hectares 30 centiares. La différence ne serait donc que d’un hectare c’est-à-dire d’un vingt-quatrième ; et il est de principe que, même en cas d’anonciation formelle de la contenance vendue, la garantie n’en est due qu’à un vingtième près. À fortiori, quand la vente a été faite sans indication de contenance. (Voyez l’acte du 11 décembre 1758.)

    D’ailleurs le défaut de contenance d’un vingtième s’entend de l’universalité des fonds vendus, et non d’un corps d’héritage spécial. Ainsi Voltaire n’aurait pu se plaindre qu’autant qu’il lui eût manqué plus d’un vingtième de la contenance totale assignée à la terre de Tournay, quand bien même cette contenance eût été indiquée dans l’acte, ce qui n’est pas. — On vient de voir qu’il ne lui manquait pas même un vingtième du bois dit la forêt. (Note du premier éditeur.)

  6. Il y a lieu de croire que ce mezzo termine fut accepté par Voltaire, et que l’affaire se termina de la sorte. Aussi, à la réception de cette lettre, écrivit-il à M. de La Marche (21 novembre) : Je crois qu’à la fin cette ridicule affaire sera abandonnée (voir lettre 4757 ci-après). On conçoit qu’il convint à Voltaire de présenter le moyen de conciliatinn proposé comme une victoire. Au moins est-il certain que l’affaire ne reparut plus au bailliage de Gex. (Note du premier éditeur.)