Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4773

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 549-550).

4773. — DU CARDINAL DE BERNIS.
De Montélimart, le 10 décembre.

Je vous envoie, mon cher confrère, votre ouvrage de six jours ; je crois que quand vous en aurez employé six autres à soigner un peu le style de cette pièce ; à mettre, à la place des premières expressions qui se sont présentées dans le feu de la composition, des expressions plus propres ou moins générales, cet ouvrage sera digne de vous et de l’amour que vous avez pour lui. J’avoue que je crains un peu pour l’impression que fera au théâtre le rôle de Cassandre. Empoisonneur et assassin, il est encore superstitieux, et ses remords n’intéressent guère, parce qu’ils ne partent que de ses craintes et de la faiblesse de son âme. Aucune grande action ne fait le contre-poids de ses crimes. Son ambition même est subordonnée à son amour. Antigone, aussi criminel que Cassandre, a un caractère plus décidé et qui fait grand tort à l’autre. L’amour d’Olympie peut manquer son effet par le peu d’intérêt qu’on prendra peut-être à son amant. Il y a aussi quelque chose d’embarrassé dans la cérémonie du serment de Cassandre et d’Olympie ; elle a l’air d’un véritable mariage. Je comprends les raisons que vous avez eues ; mais je voudrais quelque chose de plus net. Il suffit qu’Olympie ait promis sa main par serment au pied des autels à Cassandre, pour qu’elle soit liée, et qu’il résulte de là tout le jeu des passions contraires, que vous avez si bien mises en œuvre. Je ne voudrais pas non plus que Cassandre, se poignardant, jetât le poignard à son rival : cette action est bien délicate devant un parterre français. Si Antigone ne ramasse pas le poignard, cela rend l’action de Casandre ridicule ; s’il le ramasse et veut s’en frapper, on se demande pourquoi un homme ambitieux se tue parce que son rival expire, et lorsqu’en perdant une femme qu’il ne voulait épouser que par ambition il acquiert tous les droits qu’elle réunissait à la succession d’Alexandre. Je ne sais aussi si le culte de Vesta, que vous établissez au temple d’Éphèse, ne vous ferait pas quelque affaire avec nos voisins de l’Académie des inscriptions. Il me semble que Vesta était adorée par les Grecs sous le nom de Cybèle, et sous celui de Vesta par les seuls Romains. Au surplus, je vous déclare qu’il y a longtemps que je n’ai lu de mythologistes. Voilà en gros ce que j’avais à vous dire sur votre tragédie, dont le succès dépendra beaucoup du spectacle et des acteurs. Le dernier coup de théâtre peut beaucoup frapper, si la machine sert bien le talent de l’actrice. Cette pièce m’est arrivée quand je commençais à être attaqué d’un gros rhume de poitrine, auquel la goutte s’est jointe. Je souffre moins aujourd’hui, et je profite de ce relâche pour vous écrire. On est bien sévère quand on est malade. Je vous dois cependant trois heures délicieuses, que la lecture de votre pièce m’a procurées. J’ai senti que les vieilles fables avaient du fondement, et que les beaux vers ont réellement le droit de suspendre pour quelques moments la douleur. Je serais entré dans un plus grand détail si ma santé me l’avait permis ; mais je n’ai pas voulu garder plus longtemps votre manuscrit. Adieu, mon cher confrère ; je vous aime, et j’adore vos talents et votre gaieté.