Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4781

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 557-558).

4781. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
23 décembre.

C’est pour le coup que nous rirons aux anges. Qu’il arrive de plaisantes choses dans la vie ! comme tout roule ! comme tout s’arrange ! Mes divins anges, si c’est un honnête homme[1], comme il l’est sans doute, puisqu’il s’est adressé à vous, il n’a qu’à venir, son affaire est faite ; il se trouvera que son marché sera meilleur qu’il ne croit. Cornélie-Chiffon aura au moins quarante à cinquante mille livres de l’édition de Pierre ; je lui en assure vingt mille ; je lui ai déjà donné une petite rente ; le tout fera un très-honnête mariage de province, et le futur aura la meilleure enfant du monde, toujours gaie, toujours douce, et qui saura, si je ne me trompe, gouverner une maison avec noblesse et économie. Nous ne pourrions nous en séparer Mme Denis et moi, qu’avec une extrême douleur ; mais je me flatte que le mari fera sa maison de la nôtre.

Malgré tout cela, il m’est impossible d’aimer Héraclius, je vous l’avoue. Je crois vous avoir cité Mme du Châtelet[2], qui ne pouvait souffrir cette pièce, dans laquelle il n’y a pas un sentiment qui soit vrai, et pas douze vers qui soient bons, et pas un événement qui ne soit forcé. J’ai ce genre-là en horreur ; les Français n’ont point de goût. Est-il possible qu’on applaudisse Héraclius quand on a lu, par exemple, le rôle de Phèdre ? est-ce que les beaux vers ne devraient pas dégoûter des mauvais ? et puis, s’il vous plaît, qu’est-ce qu’une tragédie qui ne fait pas pleurer ? Mais je commente Corneille : oui, qu’il en remercie sa nièce.

Au reste, le futur doit être convaincu que jamais la future ne fera Héraclius, ni même ne l’entendra ; elle en est extrêmement loin : c’est une bonne enfant. Le futur n’a qu’à venir. Notre embarras sera de bien loger notre nouveau ménage, car j’ai fait bâtir un petit château où une jeune fille est fort à son aise, et où monsieur et madame seront un peu à l’étroit. Il serait plaisant que ce capitaine de chevaux fût un philosophe de vingt-quatre ans, qui vînt vivre avec nous, et qui sût rester dans sa chambre ! Enfin j’espère que Dieu bénira cette plaisanterie.

Divins anges, nous serons quatre qui baiserons le bout de vos ailes.

Et le roi d’Espagne ? le roi d’Espagne[3] ?

  1. Colmont de Vaugrenant.
  2. Lettre 4767.
  3. Le pacte de famille du 15 août n’était pas encore publié.