Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4783

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 559-560).

4783. — DU CARDINAL DE BERNIS.
De Montélimart, le 23 décembre.

Je ne comprends pas, mon cher confrère, pourquoi vous êtes si attaché à ce poignard jeté au nez d’Antigone[1]. Vous conviendrez que si cette action n’est pas ridicule, elle est au moins inutile, et que toute action inutile doit être rejetée du théâtre, surtout dans un dénoûment. Au reste, comme personne ne sait mieux que vous ce qui peut et doit réussir, je ne disputerai pas plus longtemps contre votre expérience et vos lumières. Vous êtes curieux de savoir si je fais quelque chose, et si je cultive encore les lettres. J’ai abandonné totalement la poésie depuis onze ans ; je savais que mon petit talent me nuisait dans mon état et à la cour ; je cessai de l’exercer sans peine, parce que je n’en faisais pas un certain cas, et que je n’ai jamais aimé ce qui était médiocre ; je ne fais donc plus de vers, et je n’en lis guère, à moins que comme les vôtres ils ne soient pleins d’âme, de force, et d’harmonie ; j’aime l’histoire. Je lis ou me fais lire quatre heures par jour, j’écris ou je dicte deux heures ; voilà six heures de la journée bien remplies : le reste est employé à mes devoirs, à la promenade, et à l’arrangement de mes affaires. Je n’ai point abandonné Horace ni Virgile ; je reviens toujours à eux avec plaisir. Vous dites que le cardinal de Richelieu faisait de la théologie à Luçon. Je suis tenté bien souvent de la réduire à ses véritables bornes, c’est-à-dire de la dépouiller de toutes les questions étrangères au dogme, et d’enseigner par cette méthode l’art d’éteindre toutes ces disputes d’école qui ont été et seront la source des plus grands troubles et des plus grands crimes.

Vous me demandez si je suis heureux : oui, tant que l’humeur de la goutte ne me tracasse pas. Les grandes places m’avaient rendu malheureux, parce que je sentais que je ne pouvais y acquérir la réputation que mon âme ambitionnait, ni y faire le bien de ma patrie. J’étais trop sensible aux maux publics, quand le public avait droit de m’en demander la guérison ; mes devoirs faisaient la mesure de ma sensibilité. Plus ils ont été multipliés, moins j’ai été heureux. Aujourd’hui, rien ne m’agite, parce que mes obligations sont plus aisées à remplir.

Adieu, mon cher confrère, je vous souhaite les bonnes fêtes et la bonne année. Envoyez-moi les Anes et les Chevaux, s’il est convenable de me les envoyer.

  1. Voltaire s’est rendu à ces nouvelles observations ; et le jet du poignard a été supprimé. (Note de Bourgoing, éditeur de la Correspondance de Bernis.)