Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4818

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 24-25).

4818. — À M.  DAMILAVILLE.
30 janvier.

Je m’étais trompé, mon frère ; ce n’était point le Despotisme oriental que j’avais lu en manuscrit. Je viens de lire votre imprimé ; il y a de l’érudition et du génie. Il est vrai que ce système ressemble un peu à tous les autres : il n’est pas prouvé ; on y parle trop affirmativement quand on doit douter, et c’est malheureusement ce qu’on reproche à nos frères.

D’ailleurs je suis très-fâché du titre ; il indisposera beaucoup le gouvernement, s’il vient à sa connaissance. On dira que l’auteur veut qu’on ne soit gouverné ni par Dieu ni par les hommes ; on sera irrité contre Helvétius, à qui le livre est dédié[1]. Il semble que l’auteur ait tâché de réunir les princes et les prêtres contre lui ; il faut tâcher de faire voir au contraire que les prêtres ont toujours été les ennemis des rois. Les prêtres, il est vrai, sont odieux dans ce livre, mais les rois le sont aussi. Ce n’est pas le but de l’auteur ; mais c’est malheureusement le résultat de son ouvrage. Rien n’est plus dangereux ni plus maladroit. Je souhaite que le livre ne fasse pas l’effet que je crains ; les frères doivent toujours respecter la morale et le trône. La morale est trop blessée dans le livre d’Helvétius, et le trône est trop peu respecté dans ce livre qui lui est dédié.

Les frères seraient bien abandonnés de Dieu s’ils ne profitaient pas des heureuses circonstances où ils se trouvent. Les jansénistes et les molinistes se déchirent, et découvrent leurs plaies honteuses : il faut les écraser les uns par les autres, et que leur ruine soit le marchepied du trône de la vérité.

J’embrasse tendrement les frères en Lucrèce, en Cicéron, en Socrate, en Marc-Antonin, en Julien, et en la communion de tous nos saints patriarches.

  1. En tête des Recherches sur l’origine du despotisme oriental, ouvrage posthume de M. B. I. D. P. E. C. (M. Boulanger, ingénieur des ponts et chaussées), 1762, in-12, est une Lettre de l’auteur à M.*** (Helvétius).