Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4843

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 46-47).

4843. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
16 février.

La créature du pied des Alpes reçoit la lettre de ses anges, du 9 du courant. Je réponds d’abord à l’article de M. de La Marche : il s’y est pris trop tard ; j’ai le vol des présidents. Un M. d’Albertas, d’Aix en Provence, vient de me prendre tout ce qui me restait ; M. de La Marche, huit jours plus tôt, aurait eu certainement la préférence ; et, dès que j’aurai quelques fonds, ils seront à lui. Voilà pour le temporel.

Le spirituel m’abasourdit. Vous devenez durs et impitoyables ; vous abusez de la bonté que j’ai eue d’avertir, à la tête des scènes de Cassandre, que le temple est tantôt ouvert, tantôt fermé, et vous avez la cruauté de me dire en face que, quand le temple sera ouvert, les acteurs viendront jusque dans le péristyle. Est-ce ma faute, à moi malheureux, si vos acteurs n’ont point de voix, s’il faut qu’ils viennent sur le bord du théâtre pour se faire entendre ? De plus, quand le temple est ouvert, ne suppose-t-on pas toujours les personnages dans l’endroit où ils doivent être ? Et nommez-moi donc la pièce où quatre scènes de suite peuvent naturellement se passer dans la même chambre. Les acteurs ne sont-ils pas tacitement supposés, par le spectateur bénévole, passer d’une chambre à l’autre ? Mais vous n’êtes point bénévoles, et vous avez juré de m’exterminer. Eh bien ! je vous sacrifie la place publique : on se battra dans le parvis ; et cela même peut produire quelques vers vigoureux sur le sacrilège. Ensuite vous m’accablez toujours de reproches au sujet d’une fille qui veut servir sa mère, et vous savez en votre conscience que j’ai changé ce passage[1].

Je ne vous entends point, ou plutôt vous ne m’avez pas entendu, quand vous m’écriviez que « c’est une énigme inconcevable, dans Olympie, de dire à Cassandre :


De ce temple surtout garde-toi de sortir[2]. »

Quoi ! sa mère vient de lui dire que Cassandre doit être assassiné au sortir du temple, et Olympie, qui aime Cassandre, ne l’avertira-t-elle

pas malgré elle ? et ce n’est pas là une belle situation ? Je présume que vous avez lu trop rapidement la scène du quatrième acte entre la mère et la fille ; je soupçonne qu’il faut appuyer davantage sur cet assassinat, qui doit se commettre au sortir du temple, afin que vous n’ayez plus de prétexte de me persécuter. Vous avez encore la barbarie de ne pas vouloir que Cassandre, le fils de la maison, eût eu mille attentions pour l’esclave de son père. Où est donc la contradiction ?

D’ailleurs chaque jour on colle un petit papier ; je vous en ai envoyé trois ou quatre, et j’en ai dix ou douze. Je travaille sans relâche, et pour qui ? Pour un peuple ignorant, égaré, volage, qui s’ennuiera aux scènes de Catilina et de César, et qui courra en foule à la Fatale Union d’Arlequin et de la Foire[3].

Voilà ce qui devrait allumer en vous une sainte et courageuse haine.

Hélas ! j’avais renoncé au tripot ; vous m’avez rembâté, vous m’avez renquinaudé, et je suis dans l’amertume.

De vous accabler encore de petits papiers à coller, cela vous serait très-incommode à la longue ; il vaut mieux reprendre la louable coutume de renvoyer l’exemplaire, d’autant plus que, pendant qu’il sera en route, on aura fait encore peut-être force changements nouveaux pour plaire à mes anges.

Mais ils ne m’ont rien dit du livre infernal de ce curé Jean Meslier, ouvrage très-nécessaire aux anges de ténèbres, excellent catéchisme de Belzébuth. Sachez que ce livre est très-rare, c’est un trésor. Faites tant que vous pourrez les plus sages efforts contre l’inf…, vous rendrez service au genre humain. Mille tendres respects.

  1. Dans la tragédie d’Olympie.
  2. Voyez tome VI, pages 148 et 169.
  3. La réunion de la Comédie-Italienne et de l’Opéra-Comique (ou Théâtre de la Foire) est de 1762. La première représentation des deux troupes réunies, du 3 février, eut un grand succès.