Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4849

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 53-54).

4849. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ferney[1].

Ô anges ! tous connaissez les faibles mortels, ils se traînent à pas lents. Quatre vers le matin, six le soir, dix ou douze le lendemain, toujours rentrayant, toujours rapetassant, et ayant bien de la peine pour peu de chose. Renvoyez-moi donc ma guenille, afin que sur-le-champ elle reparte avec pièces et morceaux, et que la hideuse créature se présente devant votre face, toute recousue et toute recrépie.

Mais, ô mes divins anges ! le drame de Cassandre est plus mystérieux que vous ne pensez. Vous ne songez qu’au brillant théâtre de la petite ville de Paris, et le grave auteur de Cassandre a de plus longues vues. Cet ouvrage est un emblème. Que veut-il dire ? Que la confession, la communion, la profession de foi, etc., etc., sont visiblement prises des anciens. Un des plus profonds pédants de ce monde (et c’est moi) a fait une douzaine de commentaires par A et par B à la suite de cet ouvrage mystique, et je vous assure que cela est édifiant et curieux. Le tout ensemble fera un singulier recueil pour les âmes dévotes.

J’ai lu la belle lettre de Mme Scaliger à la nièce. Nous sommes dans un furieux embarras : si Mlle Dumesnil est ivre, adieu le rôle de Statira. Si elle n’est pas ivre, elle sera sublime. Mademoiselle Clairon, vous refusez Olympie ! mais vraiment vous n’êtes pas trop faite pour Olympie, et cependant il n’y a que vous, car on dit que cette Dubois est une grande marionnette, et que Mlle Hus n’est qu’une grande catin. Tirez-vous de là, mes anges ; vous serez bien habiles avec ces demoiselles de coulisses.

Et ma tracasserie avec cet animal de Gui Duchesne ? Vous ne me l’avez jamais mise au net. Encore une fois, je ne crois pas avoir fait un don positif à Gui Duchesne ; et je voudrais savoir précisément de quel degré est ma sottise. Sot homme est celui qui se laisse duper. Oh ! oh ! mes anges, mon cœur n’est accessible à l’amitié que pour vous seuls ; il est dur comme le pot de fer pour tout le reste ; il n’y a que pour vous qu’il sache s’attendrir.

Mon plus grand malheur, vous dis-je, est la mort d’Élisabeth. Je crois mon Schouvalow disgracié. On dit la paix faite entre Pierre III et Frédéric III. Ma chère Élisabeth détestait Luc, et je n’y avais pas peu contribué, et je riais dans ma barbe, car je suis un drôle de corps ; mais je ne ris plus, Mlle Clairon m’embarrasse,

  1. Cette lettre formait le commencement d’une autre qu’on a toujours imprimée sans nulle raison à la fin de 1762. (G. A.)