Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4851

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4851. — À M.  LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC.
À Ferney, 26 février.

Je ne savais où vous prendre, monsieur ; vous ne m’avez point informé de votre demeure à Paris ; je ne pouvais vous remercier ni de votre souvenir ni de votre excellent pâté. Je vous crois actuellement dans votre château ; le mien est un peu entouré de neiges. Je crois le climat d’Angoulême plus tempéré que le nôtre, et je vous avoue que si je m’applaudis en été d’avoir fixé mon séjour entre les Alpes et le mont Jura, je m’en repens beaucoup pendant l’hiver. Si on pouvait être Périgourdin en janvier et Suisse en mai, ce serait une assez jolie vie. Est-il vrai que vous avez des fleurs au mois de février ? Pour moi, je n’ai que des glaces et des rhumatismes.

Je reçois dans ce moment, monsieur, votre lettre du 13 février ; je vois que je ne me suis pas trompé. Je vous tiens très-heureux d’être loin de toutes les tracasseries qui affligent Paris, la cour, et le royaume. Je n’ai point encore vu le Mémoire de M. le maréchal de Broglie[1], mais j’augure mal de cette division. Voici un petit Mémoire en faveur des jésuites ; j’ai cru qu’il vous amuserait.

On me mande que Mme  de Pompadour est attaquée d’une goutte sereine qui lui a déjà fait perdre un œil, et qui menace l’autre. L’Amour était aveugle, mais il ne faut pas que Vénus le soit. Il y a un autre dieu aveugle, c’est Plutus ; celui-là a non-seulement perdu les yeux, mais les mains ; j’entends les mains avec lesquelles on donne : car pour celles avec lesquelles on prend, il en a plus que Briarée. J’ai fait une très-grande perte dans l’impératrice de Russie, et je ne la réparerai pas ; elle m’accablait de bontés. Elle venait de souscrire pour deux cents exemplaires en faveur de Mlle  Corneille. La philosophie console de tout ; et il n’y a de philosophie que dans la retraite. Jouissez de la vôtre, jouissez de vous-même, et conservez-moi vos bontés.

  1. À l’occasion de sa brouille avec le maréchal d’Estrées.