Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4854

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 58-59).

4854. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney, ce 5 mars.

Oui, monseigneur, ceux qui disaient, quand vous fûtes ministre pour trop peu de temps : Celui-là du moins sait lire et écrire, avaient bien raison. Votre Éminence daigne se souvenir de Cassandre, et me donne un excellent conseil, que je vais sur-le-champ mettre en pratique. Vous jugez encore mieux Cinna ; rien n’est mieux dit : C’est plutôt un bel ouvrage qu’une bonne tragédie. Je souscris à ce jugement. Nous n’avons guère de tragédies qui arrachent le cœur ; c’est pourtant ce qu’il faudrait.

Vous savez peut-être ce qui arriva à Tancrède, il y a huit ou dix jours ; je ne dis pas que ce Tancrède arrache l’âme, ce n’est pas cela dont il s’agit ; il y a des vers ainsi tournés :


On dépouille Tancrède, on l’exile, on l’outrage ;
C’est le sort d’un héros d’être persécuté.

(Acte I, scène VI.)

Tout le monde battit des mains, on cria Broglie ! Broglie ! et les battements recommencèrent ; ce fut un bruit, un tapage, dont les échos retentirent jusqu’au château où les deux frères vont faire du cidre[1]. Si les voix des gens qui pensent étaient entendues, les échos de Montélimart feraient aussi bien du bruit. Je fais une réflexion en qualité d’historiographe : c’est que pendant quarante ans, depuis l’aventure du marquis de Vardes[2], Louis XIV n’exila aucun homme de sa cour.

Pour vous, monseigneur, vous avez un grand ombrello[3] d’écarlate qui vous mettra toujours à couvert de la pluie, vous aurez toujours la plus grande considération personnelle. Une chose encore qui met votre âme bien à son aise, c’est que tous les hasards sont pour vous, et qu’il n’y en a point contre ; votre jeu, au fond, est donc très-beau.

À propos de hasards, la ville de Genève, qui est celle des nouvellistes, dit que la Martinique est prise, et que Pierre III est d’accord avec Frédéric III ; et moi, je ne dis rien, parce que je ne sais rien, sinon qu’il fait très-froid dans l’enceinte de nos montagnes, et que je suis actuellement en Sibérie. Mon pays est pendant l’été le paradis terrestre ; ainsi je lui pardonne d’avoir un hiver. Je dis mon pays, car je n’en ai point d’autre. Je n’ai pas un bouge à Paris, et on aime son nid quand on l’a bâti. La retraite m’est nécessaire, comme le vêtement. J’y vis libre, mes terres le sont, je ne dois rien au roi. J’ai un pied en France, l’autre en Suisse ; je ne pouvais pas imaginer sur la terre une situation plus selon mon goût. On arrive au bonheur par de plaisants chemins. Ce bonheur serait bien complet si je pouvais faire ma cour à Votre Éminence. Je la quitte pour aller faire une répétition sur notre théâtre, et très-joli théâtre, d’une comédie de ma façon. Ah ! si vous étiez là, comme nous vous ferions une belle harangue, recreati sacra præsentia ! J’ai le cœur serré de vous présenter de loin mon très-tendre et profond respect.

  1. La terre de Broglie est située en Normandie (aujourd’hui département de l’Eure, arrondissement de Bernay).
  2. Voyez tome XIV, page 446.
  3. Voyez ci-après la lettre du cardinal, n° 4862.