Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4914

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 122-124).

4914. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 31 mai.

Mes divins anges, je suis pénétré de vos bontés, et je vous dois celles de M. le comte de Choiseul. Je vais tacher de lui écrire deux lignes de ma faible main : elles seront bien reçues en passant par les vôtres.

Je trouve que M. de Chavigny fait fort bien de se retirer dans ses terres ; j’approuve tous ceux qui prennent ce parti : il faut savoir mettre un temps entre les affaires et la mort, et n’imiter ni le cardinal de Fleury ni le maréchal de Belle-Isle.

Mme  la duchesse d’Enville[1] a fait un triste voyage, à mon gré. Elle désirait passionnément une maison de campagne ; Mme  la duchesse de Grafton en a une pour cent louis, jusqu’à l’hiver ; et Mme  d’Enville paye deux cents louis un simple appartement pour trois mois. Pour comble de désagrément, elle est logée tout auprès d’un temple où elle entend détonner des chansons hébraïques, mises en vers français détestables[2]. De plus, toute la bonne compagnie est à la campagne, et il ne reste à la ville que des pédants.

Je voudrais pouvoir lui céder les Délices ; mais j’ai trop besoin de Tronchin, et malheureusement on vernit actuellement tous les dedans de Ferney. Tout ce que je peux faire est de lui donner une représentation de Cassandre. Je n’y jouerai pas mon rôle de grand prêtre ; je suis obligé de renoncer au théâtre, comme Grandval[3] ; mais la pièce ne sera pas mal représentée, et je vous assure que c’est l’appareil le plus imposant qui soit au théâtre.

Pour le Droit du Seigneur, vous êtes maître absolu de le faire jouer par qui il vous plaira, et quand vous voudrez ; c’est un service que vous rendrez à Thieriot. Il prétend qu’il vient me voir après les fêtes de la Pentecôte ; mais c’est de quoi je doute très-fort.

Il est juste de vous envoyer un exemplaire de la seconde édition de Meslier ; on avait oublié, dans la première, son Avant-propos[4], qui est très-curieux. Vous avez des amis sages qui ne seront pas fâchés d’avoir ce livre dans leur arrière-cabinet ; il est tout propre d’ailleurs à former la jeunesse. L’in-folio, qu’on vendait en manuscrit huit louis d’or, est inlisible ; ce petit extrait est très-édifiant. Remercions les bonnes âmes qui le donnent pour rien, et prions Dieu qu’il répande ses bénédictions sur cette lecture utile.

Je crois que monsieur l’abbé le coadjuteur[5] sera bien étonné d’avoir été comparé à la fois à Ésope et à Goliath. J’espère, Dieu aidant, que le libelle du jésuite rendra les parlements irréconciliables, et qu’avec le temps on tombera sur tous les autres moines. Je n’en serai pas témoin, mais je mourrai dans cette douce espérance.

Je ne compte pas non plus voir la fin de la guerre. On disait hier Dresde pris par le prince Heuri, immédiatement après la déconfiture de l’armée des Cercles ; cette nouvelle, qui n’est pas encore vraie, pourra l’être dans quelque temps : vous verrez, avant la fin de la campagne, seize mille Russes rendre visite à M. le maréchal d’Estrées. La flotte anglaise est actuellement dans Lisbonne ; il n’y a qu’un nouveau tremblement de terre qui puisse faire dénicher cette flotte. Tant de malheurs publics influent sur la fortune des particuliers, excepté de ceux qui pillent les autres : je m’en ressens autant que personne. Mlle  Corneille en sentira aussi le contre-coup ; la guerre fait tort aux souscriptions. La chambre syndicale des libraires de Paris nous fait plus de tort encore ; elle arrête, depuis quatre mois, le ballot des annonces de Cramer, où se trouvent les noms des souscripteurs. M. de Malesherbes souffre cette injustice, laquelle est une insulte au public. Il me semble que les affaires particulières vont à peu près comme les générales.

Le parlement de Dijon continue dans son obstination.

J’admire toujours qu’on ne veuille point rendre la justice au peuple, pour faire de la peine au roi. Les classes du parlement feront un peu de mal ; et j’ai bien peur que les classes des matelots ne rendent pas de grands services, Je conclus que tout ceci est un naufrage universel, et je dis toujours : Sauve qui peut !

Mille tendres respects.

  1. Voyez la lettre 4889.
  2. Les psaumes mis en vers par Marot et de Bèze, chantés dans les temples des protestants.
  3. Voyez une des notes de la lettre 4884.
  4. Voyez tome XXIV, page 296.
  5. L’abbé de Chauvelin.