Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4960

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4960. — À M. AUDIBERT[1],
négociant à marseille, et de l’académie de la même ville[2].
Aux Délices, le 9 juillet.

Vous avez pu voir, monsieur, les lettres de la veuve Calas et de son fils. J’ai examiné cette affaire pendant trois mois ; je peux me tromper, mais il me paraît clair comme le jour que la fureur de la faction et la singularité de la destinée ont concouru à faire assassiner juridiquement sur la roue le plus innocent et le plus malheureux des hommes, à disperser sa famille, et à la réduire à la mendicité. J’ai bien peur qu’à Paris on songe peu à cette horrible affaire[3]. On aurait beau rouer cent innocents, on ne parlera à Paris que d’une pièce nouvelle, et on ne songera qu’à un bon souper.

Cependant, à force d’élever la voix, on se fait entendre des oreilles les plus dures ; et quelquefois même les cris des infortunés parviennent jusqu’à la cour. La veuve Calas est à Paris chez MM. Dufour et Mallet, rue Montmartre ; le jeune Lavaysse y est aussi. Je crois qu’il a changé de nom ; mais la pauvre veuve pourra vous faire parler à lui. Je vous demande en grâce d’avoir la curiosité de les voir l’un et l’autre ; c’est une tragédie dont le dénoûment est horrible et absurde, mais dont le nœud n’est pas encore bien débrouillé.

Je vous demande en grâce de faire parler ces deux acteurs, de tirer d’eux tous les éclaircissements possibles, et de vouloir bien m’instruire des particularités principales que vous aurez apprises.

Mandez-moi aussi, monsieur, je vous en conjure, si la veuve Calas est dans le besoin ; je ne doute pas qu’en ce cas MM. Tourton et Baur ne se joignent à vous pour la soulager. Je me suis chargé de payer les frais du procès qu’elle doit intenter au conseil du roi. Je l’ai adressée à M. Mariette, avocat au conseil, qui demande pour agir l’extrait de la procédure de Toulouse. Le parlement, qui paraît honteux de son jugement, a défendu qu’on donnât communication des pièces, et même de l’arrêt. Il n’y a qu’une extrême protection auprès du roi qui puisse forcer ce parlement à mettre au jour la vérité. Nous faisons l’impossible pour avoir cette protection, et nous croyons que le cri public est le meilleur moyen pour y parvenir.

Il me parait qu’il est de l’intérêt de tous les hommes d’approfondir cette affaire, qui, d’une part ou d’une autre, est le comble du plus horrible fanatisme. C’est renoncer à l’humanité que de traiter une telle aventure avec indifférence. Je suis sûr de votre zèle : il échauffera celui des autres, sans vous compromettre.

Je vous embrasse tendrement, mon cher camarade, et suis, avec tous les sentiments que vous méritez, etc.

  1. Voyez tome XXIV, page 365.
  2. L’adresse est celle-ci : « À monsieur Dominique Audibert, chez messieurs Tourton et Baur, banquiers à Paris. » Elle est donnée par M. A. Coquerel, qui avait eu communication de l’original autographe.
  3. Dans Beuchot : « à cette affaire ».