Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4989

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 193-194).

4989. — À M.  DEBRUS[1].

Je vous renvoie, mon cher monsieur, toutes les lettres que vous avez bien voulu me confier, avec la pièce concernant le malheureux accusé d’avoir tué son père. Vous sentez combien il importe de ne point mêler à notre juste cause une cause si étrangère et si mauvaise. Gardons-nous de présenter aux juges la cruelle idée que les parricides sont communs en Languedoc, et que le parlement est aussi sévère envers les catholiques qu’envers les réformés[2].

Laissons aussi dans les anciens recueils de la Ligue l’arrêt rendu contre Henri IV. Le parlement de Paris en fit tout autant. Ne réveillons point ces anciennes horreurs. Il vaut encore mieux songer à rendre notre veuve intéressante qu’à rendre le tribunal de Toulouse odieux. Il le sera assez quand on aura démontré l’innocence de la famille.

Bénissons Dieu des démarches indignes et absurdes qu’on fait faire aux filles de M. Calas. On leur dicte des lettres pour engager leur mère à trahir son devoir et la mémoire de son mari. On veut l’intimider. Il est bien clair que les juges qui ont rendu l’horrible arrêt sont intimidés eux-mêmes. Remercions-les des armes qu’ils donnent contre eux.

J’ai toujours pensé que M. de Saint-Florentin ne rendrait les filles à la mère qu’après le jugement en révision.

Il faudrait tâcher de calmer l’esprit de la mère sur cet article. Elle parle dans toutes ses lettres du couvent où ses filles sont bien traitées et bien nourries. Elle ne prononce jamais le nom de son mari ; jamais elle ne rappelle son horrible mort, l’iniquité affreuse des juges, leur fanatisme, son innocence. Il me semble que si on avait roué mon père, je crierais un peu plus fort[3].

Voici une lettre de M. le procureur général de Bretagne, concernant MM. Cathala et La Serre. Elle pourra vous amuser. Renvoyez-la-moi, je vous prie, dès que M. Cathala l’aura lue sans en prendre copie. Ce point est essentiel. Dieu vous conserve la santé, et que votre belle et bonne âme habite longtemps son étui.

  1. Éditeur, A. Coquerel. — Autographe.
  2. Nous ne savons de quel accusé il s’agit. Évidemment on se mettait sur le pied de s’adresser à Voltaire, comme à un redresseur de torts, et l’on espérait faire casser, grâce à lui, les arrêts dont on était mécontent ; ici et ailleurs, il refusa de nuire à la cause des Calas en s’occupant d’autres procès criminels. (Note du premier éditeur.)
  3. La vivacité passionnée de Voltaire le rend injuste. Plus tard il connut mieux le noble caractère de Mme  Calas, et il regretta de ne pas trouver chez Sirven la même présence d’esprit, la même force et les mêmes ressources qu’on admirait dans Mme  Calas. (Lettre à Élie de Beaumont, 20 mars 1767.)

    Il n’y a rien que de très-naturel à ce que la pauvre mère se préoccupât encore plus vivement du sort de ses deux filles captives que de la réhabilitation de son mari mort. Elle était plus inquiète de sauver ce qui restait de sa famille que de venger ce qu’elle avait perdu. Toute autre mère eût senti de même. Mme Calas n’était pas un esprit distingué, mais elle était très-tendre pour les siens et sut montrer un noble courage. (Note du premier éditeur.)