Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5042
Dieu m’a rendu une oreille et un œil ; Votre Excellence m’avouera que je ne peux pas chanter la chanson de l’aveugle :
Dieu, qui fait tout pour le mieux,
M’a fait une grande grâce ;
Il m’a crevé les deux yeux,
Et réduit à la besace[1].
J’ai lu très-aisément la lettre dont vous m’avez honoré ; mais c’est que le plaisir rend la visière plus nette. Je ne sais, monsieur, si vous en aurez beaucoup en relisant Cassandre : elle est mieux qu’elle n’était ; mais je crois qu’elle a encore grand besoin de vos lumières et de vos bontés. Un moine, très-honnête homme, doit vous l’avoir remise : vous le connaissez déjà sans doute ; c’est le bibliothécaire de l’infant, qui accompagne M. le prince Lanti. Je l’aurais bien chargé d’un paquet de Calas ; mais j’étais à Ferney ; je n’avais plus d’exemplaires de ces mémoires ; Cramer n’était point à Genève. J’ai manqué l’occasion ; je vous en demande pardon. J’envoie chez M. de Montpéroux un petit ballot de ces écritures ou écrits : il pourra aisément vous le faire tenir : il y a toujours quelqu’un qui va à Turin ; mais je vous avertis que ces mémoires ne sont que de faibles escarmouches, la vraie bataille se donne actuellement par seize avocats de Paris, qui ont signé une consultation. Cet ouvrage me parait un chef-d’œuvre de raison, de jurisprudence, et d’éloquence. Cette affaire devient bien importante ; elle intéresse les nations et les religions. Quelle satisfaction le parlement de Toulouse pourra-t-il jamais faire à une veuve dont il a roué le mari, et qu’il a réduite à la mendicité, avec deux filles et trois garçons qui ne peuvent plus avoir d’état ? Pour moi, je ne connais point d’assassinat plus horrible et plus punissable que celui qui est commis avec le glaive de la loi.
Je ne crois pas que Catherine II jouisse longtemps de la mort de son mari. Vous savez quel désordre agite à présent la Russie.
Dieu veuille que le duc de Bedford ne vienne pas jouer à Paris le rôle de M. Stanley[2] !
Mille profonds respects à Vos Excellences.