Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5054

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 251-253).

5054. — DE M. DIDEROT[1].
29 septembre 1762.

Non, très-cher et très-illustre frère, nous n’irons ni à Berlin ni à Pétersbourg achever l’Encyclopédie, et la raison, c’est qu’au moment où je vous parle on l’imprime ici, et que j’en ai des épreuves sous mes yeux. Mais, chut ! Assurément c’est un énorme soufflet pour mes ennemis que la proposition de l’impératrice de Russie ; mais croyez-vous que ce soit le premier de cette espèce que les maroufles aient reçu ? Oh ! que non. Il y a plus de deux ans que ce roi de Prusse, qui pense comme nous, qui pense aux plus petites choses en en exécutant de grandes, leur en avait appliqué un tout pareil. Si vous avez la bonté d’écrire en mon nom un mot à M. de Schouvalow, comme je vous en supplie, vous ne manquerez pas de faire valoir cette conformité de vues entre la princesse régnante et le plus grand monarque qui soit. L’un et l’autre n’ont pas dédaigné de nous tendre la main, et cela dans ces circonstances où l’on ne s’occupe d’une entreprise de littérature que quand on a reçu une de ces têtes rares qui embrassent tout à la fois. Par les offres qu’on nous fait, je vois qu’on ignore que le manuscrit de l’Encyclopédie ne nous appartient pas ; qu’il est en la possession des libraires qui l’ont acquis à des frais exorbitants, et que nous n’en pouvons distraire un feuillet sans infidélité. Quoi qu’il en soit, ne croyez pas que le péril que je cours en travaillant au milieu des barbares me rende pusillanime. Notre devise est : sans quartier pour les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour les méchants et pour les tyrans, et j’espère que vous le reconnaîtrez en plus d’un endroit. Est-ce qu’on s’appelle philosophe pour rien ? Quoi ! le mensonge aura ses martyrs, et la vérité ne sera prêchée que par des lâches ? Ce qui me plaît des frères, c’est de les voir presque tous moins unis encore par la haine et le mépris de celle que vous avez appelée l’infâme que par l’amour de la vérité, par le sentiment de la bienfaisance, et par le goût du vrai, du bon et du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que la leur. Ce n’est pas assez que d’en savoir plus qu’eux, il faut leur montrer que nous sommes meilleurs, et que la philosophie fait plus de gens de bien que la grâce suffisante ou efficace. L’ami Damilaville vous dira que ma porte et ma bourse sont ouvertes à toute heure et à tous les malheureux que mon bon destin m’envoie ; qu’ils disposent de mon temps et de mon talent, et que je les secoure de mes conseils et de mon argent : c’est ainsi que je sers la cause commune, et les fanatiques qui m’environnent le voient et en frémissent de rage. Ils voudraient bien, les pervers qu’ils sont, que je les autorisasse par quelque mauvaise action à décrier nos sentiments ; mais, ventrebleu ! il n’en sera rien. Ils en sont réduits à dire que Dieu ne permettra pas que je meure dans mon incrédulité, et qu’un ange descendra sans faute pour me ramener, dans mes derniers moments ; et moi, je leur promets de revenir à leur absurdité si l’ange descend. Cette manie de n’accorder de la probité qu’à ses sectateurs n’est-elle pas particulière au christianisme ? Adieu, grand frère, portez-vous bien, conservez-vous pour vos amis, pour la philosophie, pour les lettres, pour l’honneur de la nation qui n’a plus que vous, et pour le bien de l’humanité, à laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cents monarques fondus ensemble !

Damilaville m’a communiqué vos remarques sur Cinna. Le rival de Corneille devenu son commentateur ! Mais laissons cela ; votre motif est trop honnête pour oser vous gronder. Au demeurant, toutes vos critiques sont justes. Je vous trouve seulement bien plus d’indulgence que je n’en aurais : cela vient sans doute de ce que la difficulté de l’art vous est mieux connue. Convenez que c’est un homme bien extraordinaire que Shakespeare[2]. Il n’y a pas une de ces scènes dont, avec un peu de talent, on ne fit une grande chose. Est-ce qu’une tragédie ne commencerait pas bien par deux sénateurs qui reprocheraient à un peuple avili les applaudissements qu’il vient de prodiguer à son tyran ? Et puis, quelle rapidité et quel nombre !

Adieu, encore une fois. M. Thieriot, votre ami et le nôtre, vous aura dit combien je vous suis attaché, combien je vous admire et vous respecte. N’en rabattez pas un mot, s’il vous plait. Quelque temps avant son départ, nous bûmes à votre convalescence ; buvez ensemble à notre santé.

Ah ! grand frère, vous ne savez pas combien ces gueux qui, faisant sans cesse le mal, se sont imaginé qu’il était réservé à eux seuls de faire le bien, souffrent de vous voir l’ami des hommes, le père des orphelins, et le défenseur des opprimés. Continuez de faire de grands ouvrages et de bonnes œuvres, et qu’ils en crèvent de dépit. Adieu, sublime, honnête et cher antechrist.

  1. Édition Assézat et Tourneux.
  2. La Correspondance de Métra, qui n’est certes pas suspecte de partialité en faveur de Diderot, rapporte (2e édition, 1787, tome VI, page 425), une conversation de Voltaire avec Diderot, dans laquelle celui-ci reprit sa comparaison fameuse entre Shakespeare et le saint Christophe de Notre-Dame, œuvre d’un maçon, mais dont les jambes laissent passer les hommes les plus grands. « Cette réponse vous parait, sans doute, vigoureuse et pleine de sens, ajoute Métra. Aussi Voltaire ne fut-il pas excessivement content de Diderot. » Il était, en effet, le seul de ses contemporains qui osât lui tenir tête sur cette question irritante.