Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5080

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 276-277).

5080. — À M. D’ALEMBERT.
Aux Délices, 1e novembre.

Mon très-digne philosophe, n’est-ce pas Mécène[1] qui disait : Non omnibus dormio ? et moi, chétif, je vous dis : Non omnibus ægroto. J’étais du moins fort aise que M. le duc de Choiseul sût à quel point il m’avait chagriné : il avait pu me soupçonner d’être ingrat. Je lui ai les plus grandes obligations ; c’est à lui seul que je dois les privilèges de ma terre. Toutes les grâces que je lui ai demandées pour mes amis, il me les a accordées sur-le-champ : je suis d’ailleurs attaché depuis vingt ans à M. le comte de Choiseul. Il faudrait que je fusse un monstre pour parler mal du ministère dans de telles circonstances. Vous avez parfaitement senti combien cette infâme accusation retombait sur vous. On voulait nous faire regarder, nous et nos amis, comme de mauvais citoyens, et rendre notre correspondance criminelle ; cette abominable manœuvre a dû m’être infiniment sensible. Mon cœur en a été d’autant plus pénétré que, dans le temps même que M. le duc de Choiseul me faisait des reproches, il daignait accorder, à ma recommandation, le grade de lieutenant-colonel à un de mes amis : c’était Auguste qui comblait Cinna de faveurs. J’en ai le cœur percé, et je ne lui pardonne pas encore de nous avoir pris pour des conjurés. Je ne conçois pas comment il a pu imaginer un moment que cette infâme et sotte lettre fût de moi. Je lui ai envoyé la véritable avec votre petit billet. Il verra à qui il a affaire, et que nous sommes dignes de son estime et de ses bontés.

Je persiste à croire que le parlement de Toulouse doit réparation à la famille des Calas, qu’Omer doit faire amende honorable à la philosophie, et que ce n’est pas assez d’abolir les jésuites quand on a tant d’autres moines.

Nous sommes au sixième tome de Corneille le sublime et le rabâcheur. Sa nièce joue la comédie très-joliment, et me fait plus de plaisir que son oncle. Nous avons à Ferney des spectacles toutes les semaines, et en vérité d’excellents acteurs. Il y a beaucoup à travailler à l’Olympie ; l’ouvrage des six jours était fait pour que l’auteur se repentît. Il m’a fallu mettre un an à polir ce qu’une semaine avait ébauché. Les difficultés ont été grandes ; nous verrons si j’en serai venu à bout. Au bout du compte, il est assez plaisant de faire les pièces, le théâtre, les acteurs, les spectateurs. Les déserts du pays de Gex sont fort étonnés. L’infâme commence à y être fort bafouée. Rendez-lui toujours le petit service de la montrer dans tout son ridicule et dans toute sa laideur. Le curé d’Étrépigny[2] fait de merveilleux effets en Allemagne. J’ai lu le Dictionnaire des hérésies[3] : je connais quelque chose d’un peu plus fort[4]. Dieu nous aidera.

Adieu ; je vous embrasse tendrement.

  1. Ce n’était pas Mécène, mais un Romain chez qui Mécène dînait. Le Romain faisait semblant de dormir pendant que Mécène caressait sa femme. Un esclave croyant son maître endormi voulut voler un vase d’or, et fut arrêté par ces paroles : Non omnibus dormio.
  2. Jean Meslier ; voyez tome XXIV, page 293.
  3. Par l’abbé Pluquet ; voyez page 254.
  4. Le Dictionnaire philosophique, déjà sous presse et imprimé en partie, mais qui ne parut qu’en 1764.