Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5113

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 311-312).

5113. — À. MADAME DE FLORIAN[1].
29 décembre.

J’ai tort, ma chère nièce ; je n’ai pas rempli mon devoir ; mais si vous saviez tout ce qui m’est arrivé, vous me pardonneriez. Je vous souhaite, à vous et au grand écuyer de Cyrus, toute la félicité que vous méritez tous deux. On dit que d’Hornoy a le ventre d’un président, et qu’il ne sera pourtant pas conseiller au grand conseil. L’abbé[2] est donc en retraite, dans son abbaye, avec une fille et des livres ? Je suis fort content de son Irène, et je le trouve très-avisé, étant sous-diacre, de n’avoir pas donné au concile de Nicée tous les ridicules qu’il mérite. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’être dans les ordres sacrés, je n’épargne pas les impertinences de l’Église quand je les rencontre dans mon chemin. Je me suis fait un petit tribunal assez libre, où je fais comparaître la superstition, le fanatisme, l’extravagance, et la tyrannie. Je vous enverrai quelque jour Olympie, qui est dans un autre goût. Vous la verrez à peu près telle que nous l’avons jouée devant notre premier gentilhomme de la chambre, M. le maréchal de Richelieu.

Je m’occupe à présent de la tragédie des Calas, et je crois que le dénoûment en sera heureux. Le ministère a déjà élargi ses filles. Ce mot d’élargir ne convient guère, mais cela veut dire qu’on les a tirées de la prison appelée couvent, où on les avait renfermées. C’est un gage infaillible du gain du procès : car si le ministère ne croyait pas Calas innocent, il n’aurait pas rendu les filles à la mère. Il est honteux que cette affaire traîne au conseil si longtemps : des juges ne doivent pas aller à la campagne quand il s’agit d’une cause qui intéresse le genre humain.

Je vous pardonne de tout mon cœur, ma chère nièce, de ne m’avoir point écrit quand vous étiez dans vos terres, car il faut que les lettres aient un objet ; et quand on a mandé qu’on a achevé son salon et meublé un appartement, on a tout dit. Mais à Paris, les nouvelles publiques, les pièces nouvelles, les nouvelles folies, les sottises nouvelles, sont un champ assez vaste, et vous peignez tout cela très-joliment.

Il n’y a pas d’apparence que je puisse aller dans votre bruyante ville ; ni ma mauvaise santé, ni l’édition de Pierre Corneille, ni mes bâtiments, ni un parc d’une lieue de circuit, que je m’avise de faire, ne me permettent de me transplanter sitôt. Il faut au moins remettre ce voyage à une année, si la nature m’accorde une année de vie. Soyez sûre que toutes celles qui me pourront être réservées seront employées à vous aimer. Votre sœur vous embrasse aussi de tout son cœur.

  1. Dans les éditions précédentes cette lettre porte le nom de Mme de Fontaine, qui était cependant mariée à Florian depuis plusieurs mois. (B.) — Voyez lettre 4860.
  2. L’abbé Mignot venait de publier son Histoire de l’impératrice Irène, 1762, in-12.