Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5175

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 368-369).

5175. — À M. DAMILAVILLE.
1er février.

J’ai pris la liberté, mon cher frère, d’écrire à M. d’Aguesseau et à M. de Crosne[1] la lettre dont je vous envoie copie. Je ne sais si MM. de Beaumont, Mariette et Loyseau, ne feraient pas bien de présenter requête contre l’insolence du présidial de Montpellier, qui a fait saisir leurs factums. Il me semble que c’est outrager à la fois le conseil à qui on les a présentés, et les avocats qui les ont faits. Si les avocats n’ont pas le droit de plaider, il n’y aura donc plus ni droit ni loi en France. Je m’imagine que ces trois messieurs ne souffriront pas un tel outrage. Il n’appartient qu’aux juges devant qui l’on plaide de supprimer un factum, en le déclarant injurieux et abusif ; mais ce n’est pas assurément aux parties à se faire justice elles-mêmes. J’espère surtout que cette démarche du présidial de Montpellier, commandée par le parlement de Toulouse, sera une excellente pièce en faveur des Calas. On ne doit plus regarder les juges du Languedoc que comme des criminels qui cherchent à écarter les preuves de leur crime des yeux de leur province.

Je serais bien fâché, mon cher frère, que le libraire Cramer eût apporté un exemplaire de l’Essai sur les Mœurs à Paris, s’il l’avait déposé en d’autres mains que les vôtres : non-seulement il y manque les cartons nécessaires pour les fautes d’impression, mais pour les miennes. Nous étions convenus, malgré la loi de l’histoire, de supprimer des vérités, et surtout celles dont vous me parlez ; les corrections sont faites, mais elles ne sont pas placées dans les quatre tomes qui sont entre vos mains. Donnez-vous, à votre loisir, mon cher frère, le plaisir ou le dégoût de les parcourir ; et si vous y trouvez quelque vérité qu’il faille encore immoler aux convenances, ayez la bonté de m’en avertir.

Que cette édition soit munie ou non d’une permission, qu’elle entre ou non dans le royaume, c’est l’affaire des Cramer, et non la mienne ; je leur ai fait présent du manuscrit : ils entendent assez bien leurs intérêts pour débiter leur marchandise.

Catherine s’immortalise par sa lettre[2], et frère d’Alembert par ses refus. Ainsi donc on avertit de mille lieues notre ministère que nous avons dans notre patrie des hommes d’un génie supérieur.

C’est une aventure assez comique que celle que j’ai eue avec Pindare[3] Le Brun, en vous envoyant un paquet pour lui[4], dans le temps que vous me dépêchiez ses rabâchages contre moi. Je lui fais part, dans ce paquet, du mariage de Mlle Corneille, qui est le fruit de sa belle ode ; je lui envoie des lettres pour Mlle de Vilgenou et Félix, nièces de M. du Tillet, qui, les premières, tirèrent Mlle Corneille de son état malheureux, et auxquelles elle doit une reconnaissance éternelle. Je l’accable de politesses qui doivent lui tenir lieu de châtiment.

Je vous embrasse bien cordialement, mon cher frère. Écr. l’inf…

Je rouvre ma lettre pour supplier mon frère de faire parvenir mon certificat de vie à Delaleu, notaire : car enfin je suis en vie encore, et c’est assurément pour vous aimer.

  1. Voyez page 365.
  2. Cette lettre est du 13 novembre 1762 ; voyez les Mémoires secrets de Bachaumont, à la date du 20 janvier 1763.
  3. Dans le Procès de la multitude (voyez ci-dessus, page 298), Poinsinet de Sivry donnait à Le Brun le nom de Pindare.
  4. Voyez la lettre 5161.