Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5180

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 377-378).

5180. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
9 février.

Madame ange, nos lettres se croisent comme les conversations de Paris. Celle-ci est une action de grâces de la part de Mme  Denis, qui a un érésipèle, un point de côté, la fièvre, etc. ; de la part de mon cornette de dragons, qui se jette à vos pieds, et qui baise le bas de votre robe avec transport ; de la part de Marie Corneille, qui vous écrirait un volume si elle savait l’orthographe ; et enfin de la part de moi, aveugle, qui réunis tous leurs sentiments de respect et de reconnaissance. Il n’y a rien que vous n’ayez fait : vous échauffez les abbés de La Tour-du-Pin, vous allez exciter la générosité des fermiers généraux. Il n’y a qu’un point sur lequel j’ose me plaindre de vous : c’est que vous avez omis la permission de la signature d’honneur de mes deux anges. Je vous avertis que j’irai en avant, et que le contrat de Marie sera honoré de votre nom ; vous me désavouerez après si vous voulez.

J’ai reçu aujourd’hui une lettre de Mme  de Cormont. Elle demande pardon pour son dur mari ; elle me conjure de donner Mlle  Corneille à son fils ; je lui réponds que la chose est difficile, attendu que Mlle  Corneille est fiancée à un autre. Il y a de la destinée dans tout cela, et je crois fermement à la destinée, moi qui vous parle. Celle de M. Lefranc de Pompignan est de me faire toujours pouffer de rire (moi et le public, s’entend). Ô la plaisante chose que son sermon et la relation de sa dédicace[1] ! On est trop heureux qu’il y ait de pareilles gens dans le monde.

J’insiste pour que mon neveu d’Hornoy soit conseiller au parlement. Il ne fera jamais tant de bruit que l’abbé de Chauvelin ; mais enfin il sera tuteur des rois, et fera brûler son oncle tout comme un autre. En vérité, messieurs sont bien tendres aux mouches. S’ils criaient pour une particule conjonctive, je leur dirais : Messieurs, vous avez oublié la grammaire que les jésuites vous avaient enseignée.

Tout le public murmura, et le roi fut assassiné[2]. Quel rapport cette phrase peut-elle avoir avec le parlement de Paris ? Je présenterais requête au roi et à son conseil, comme les Calas, mais ce serait avant d’être roué ; et je ferais l’Europe juge entre le parlement et la grammaire. Je vous parle ainsi, mes anges, parce que je vous crois plutôt ministres d’un petit-fils de Louis XIV que partisans de la Fronde. Il est doux de dire ce qu’on pense à ses anges. Je vous avoue que je suis comme Platon ; je n’aime pas la tyrannie de plusieurs. Je sais que le parlement ne m’aime guère, parce que j’ai dit dans le Siècle de Louis XIV des vérités que je ne pouvais taire. Ce motif d’animosité n’est pas trop honorable. Je vous ai dit tout ce que j’avais sur le cœur ; cela me pesait. Mais que vos bontés pour moi ne s’alarment point ; je vous réponds qu’il ne subsiste aucune particule qui puisse déplaire.

Parlons du tripot pour vous égayer.

On dit que la très-sublime Clairon ne veut pas ôter le rôle de Mariamne à la très-dépenaillée Gaussin. Que voulez-vous ? ce n’est pas ma faute ; je ne peux rendre ni les hommes ni les filles raisonnables. Qui est-ce qui se rend justice ? Quel est le prédicateur de Saint-Roch qui ne croie surpasser Massillon ?

Je me rends justice, mes anges, en disant que mon cœur vous adore.

  1. Voyez, tome XXIV, page 457, la Lettre de M. de L’Écluse.
  2. Voyez la note, tome XV, page 388.