Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5194

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 392-394).
5194. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
15 février.

Mes anges, maman Denis est toujours malade, moi aveugle, et le tuteur de M. Dupuits sourd ; tout cela a dérangé notre petite fête à la Pompignan. Nous n’avons point tiré de canon, maman n’a point soupé, et on s’est marié sans cérémonie.

Je réponds à la lettre dont Mme  d’Argental honore ma nièce. Elle me l’a montrée, et j’ai été très-affligé qu’elle ait pu s’attirer quelques reproches en vous donnant, sans me consulter, des paroles qu’elle ne pouvait pas donner, et qui ne dépendent point du tout d’elle. Elle m’a répondu que, dans sa lettre du 6 de janvier, elle avait eu l’honneur de vous écrire nos intentions ; mais des intentions ne sont pas un contrat. Nous avons eu beaucoup de peine à faire regarder, par ce tuteur de M. Dupuits, l’espérance de la vente d’un livre comme une dot. Ce sourdaud est un vieux marin à peu près de mon âge, et plus difficile que moi en affaires. Son neveu a un très-joli bien, précisément à ma porte ; il était parfaitement informé de la condition du père et de la mère, qui ne descendent point de Pierre Corneille, et qui ne participent en rien aux prérogatives de la branche éteinte. C’est, par parenthèse, une obligation que nous avons à Fréron, qui eut, il y a plus d’un an, l’insolence impunie d’imprimer dans ses feuilles[1] que le père de Mlle  Corneille était un facteur de la petite poste, à cinquante francs par mois ; et cette injure personnelle nous fit manquer alors un mariage. Celui-ci est beaucoup plus avantageux que celui qui fut manqué ; mais nous n’aurions jamais pu parvenir à le faire si nous avions insisté sur le partage du produit des souscriptions, que le tuteur a regardé et regarde encore comme un objet fort mince.

Le Cramer que vous voyez à Paris avait offert de donner quarante mille francs du produit des souscriptions et de la vente de l’édition, et ensuite il avait laissé tomber cette offre. On savait très-bien dans Genève que nos seigneurs de France avaient donné leurs noms, et rien de plus, et qu’un d’eux ayant souscrit pour vingt louis d’or en avait payé un. Les Cramer avaient fait retentir que monsieur le contrôleur général avait demandé deux cents exemplaires payables en papiers royaux, à huit francs l’exemplaire au-dessous de la valeur ; et ce n’est qu’après les fiançailles que nous avons appris les nouvelles offres de M. Bertin.

Les Anglais qui sont à Genève se moquaient un peu de notre générosité française. On nous disait encore que les libraires de Paris, ayant dans leurs magasins deux éditions de Corneille qui pourrissent, se plaignaient continuellement de la nôtre, et empêchaient plusieurs personnes de souscrire. Le sieur Philibert Cramer était trop occupé des plaisirs de Paris pour me rendre le moindre compte, pendant que je travaillais nuit et jour à des commentaires très-fatigants qui me font enfin perdre les yeux.

Si dans de pareilles circonstances j’avais voulu couper en deux la partie de la dot fondée sur les souscriptions, soyez très-sûrs, mes anges, qu’on m’aurait remercié sur-le-champ en se moquant de moi. Le père et la mère de Mme  Dupuits n’y perdront rien ; leur fille les a nourris du bout de ses dix doigts, avant qu’ils eussent été présentés à M. de Fontenelle ; elle ne manquera jamais à son devoir, et j’y mettrai bon ordre. Le contrat est fait dans la meilleure forme possible. Ne troublons point les plaisirs de deux amants, et jouissons tranquillement du fruit de nos peines et de la consolation que me donne Mme  Dupuits dans ma vieillesse.

Permettez-moi de vous supplier encore d’empêcher Philibert Cramer de faire présenter aux spectacles et aux promenades des billets de souscription, comme des billets d’huîtres vertes : l’ami Fréron ne manquerait pas d’en faire de mauvaises plaisanteries dans ses belles feuilles.

On m’a mandé que l’affaire des Calas avait été rapportée par M. de Crosne, et qu’il a très-bien parlé. Je vous assure que toute l’Europe a les yeux sur cet événement.

J’ai lu le Second Appel à la Raison[2]. Je ne sais rien de si insolent et de si maladroit. Les jésuites ont des amis dans le parlement de Bourgogne, mais certainement ils n’en auront plus quand on connaîtra ce libelle. Ils étaient des tyrans du temps du père Le Tellier ; ils ne sont aujourd’hui que des fous.

J’ai un jésuite pour aumônier, mais je donnerais volontiers ma voix pour abolir l’ordre. Je n’ai vu qu’une seule bonne chose dans tout ce qu’ils ont écrit, c’est qu’ils ont prouvé invinciblement ce que j’avais déjà dit[3] dans quelques petites réflexions sur Pascal, que les jacobins avaient écrit plus de sottises qu’eux. J’ai eu le plaisir de vérifier, dans saint Thomas, le docteur angélique, toute la doctrine du régicide. Que conclure de là ? qu’il serait très-expédient de se défaire de tous les moines, et de se défier de tous les saints.

  1. Voyez le passage de Fréron rapports dans une note tome XLI, page 148.
  2. Nouvel Appel à la raison ; voyez la note tome XXVI, paçe 126.
  3. On ne trouve pas cela dans les Remarques sur Pascal qui sont tome XXII, pages 26 et suiv, ; mais voyez tome XXVI, page 125.