Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5218

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 412-413).

5218. — À M. DAMILAVILLE.
Le 5 mars.

Mon cher frère, j’attends votre petite pompignade[1], dont les notes me réjouiront. J’attends surtout des nouvelles de la seconde représentation de la pièce de M. de Crosne[2], qu’on dit fort bonne. Je me flatte toujours que cette affaire des Calas fera un bien infini à la raison humaine, et autant de mal à l’inf…

Mettez-moi au fait, je vous en conjure, de l’aventure de l’Encyclopédie[3]. Est-il bien vrai qu’après avoir été persécutée par les Omer et les Chaumeix, elle l’est par les libraires ? est-il vrai que la mauvaise foi et l’avarice aient succédé à la superstition, pour anéantir cet ouvrage ? Si cela est, ne pourrait-on pas renouer avec l’impératrice de Russie ? Après tout, si les auteurs sont en possession de leurs manuscrits, ils n’ont qu’à aller où ils voudront. La véritable manière de faire cet ouvrage en sûreté était de s’en rendre entièrement le maître, et d’y travailler en pays étranger. Je plains bien le sort des gens de lettres : tantôt un Omer leur coupe les ailes, et tantôt des fripons leur coupent la bourse.

Est-il vrai que M. Saurin aura le poste que Catherine destinait à mon frère d’Alembert ? En ce cas, ce poste serait toujours occupé par un frère, et il y aurait de quoi lever les mains au ciel en action de grâces, tandis qu’à Paris on lève les épaules sur les Pompignan et sur les Le Brun, et sur tant d’autres misères.

On demande dans les provinces des Sermons[4] et des Meslier[5] ; la vigne ne laisse pas de se cultiver, quoi qu’on en dise.

Mon frère Thieriot est prié de me dire combien il y a encore de petits Corneilles dans le monde ; il vient de m’en arriver un qui est réellement arrière-petit-fîls de Pierre, par conséquent très-bon gentilhomme. Il a été longtemps soldat et manœuvre ; il a une sœur cuisinière en province, et il s’est imaginé que Mlle Corneille, qui est chez moi, était cette sœur. Il vient tout exprès pour que je le marie aussi ; mais comme il ressemble plus à un petit-fils de Suréna et de Pulchérie qu’à celui de Cornélie et de Cinna, je ne crois pas que je fasse sitôt ses noces.

J’embrasse tendrement mon frère. Je suis aveugle et malingre. Écr. l’inf…

  1. Lettre de Paris ; voyez tome XXIV, page 455.
  2. Rapporteur de l’affaire des Calas.
  3. Lebreton, imprimeur, après que Diderot avait vu la dernière épreuve et mis son bon à imprimer, se permettait de faire toutes les suppressions que son prote et lui jugeaient à propos ; voyez à ce sujet la Correspondance de Grimm, janvier 1771.
  4. Sermon des Cinquante ; voyez tome XXIV, page 437.
  5. Voyez ibid., page 293.