Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5270

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 458-461).

5270. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
25 avril.

Mes chers anges, je vous envoie Olympie, que j’ai fait imprimer pour deux raisons assez fortes. La première, à cause des remarques, que je crois très-intéressantes et très-utiles, si utiles même qu’on ne les aurait jamais imprimées à Paris, où les véritables gens de lettres sont persécutés, et où l’insolent et ridicule Omer de Fleury ose proscrire la Religion naturelle, ainsi que le Bon Sens[1].

La seconde raison, c’est que ni Lekain ni Mlle Clairon ne mutileront mon ouvrage. Je vous avoue que, dans l’état où sont les choses, j’aime mieux les suffrages de l’Europe que ceux de la ville de Paris. Vous m’avouerez, mes chers anges, que c’est aux seuls gens de lettres qu’on doit actuellement la réputation de la France. L’impératrice de Russie veut faire imprimer chez elle l’Encyclopédie, tandis qu’Omer de Fleury veut qu’on vole à Paris les souscripteurs. On représente à Moscou et à Rome ce même Mahomet qu’Omer de Fleury voulait anéantir à Paris, etc.

J’avoue qu’on a protégé dans notre ville une comédie[2] dont tout le mérite consistait à dire que Diderot et d’Alembert étaient des fripons. J’avoue qu’on élève un mausolée à un assez mauvais poëte[3] boursouflé, qui n’a presque jamais parlé français ; mais ces petites faveurs si bien appliquées ne me font pas changer de sentiment.

Je crois que Mlle Clairon est la plus grande actrice que vous ayez eue ; mais permettez-moi de ne m’en rapporter en aucune manière à aucun de ses jugements.

Permettez-moi aussi de vous dire que vous me faites une vraie peine de céder à ceux qui ont assez peu de goût pour vouloir retrancher ces vers que dit Antigone au premier acte :


Nous verrons… Mais on ouvre, et ce temple sacré
Nous découvre un autel de guirlandes paré.
Je vois des deux côtés les prêtresses paraître ;
Au fond du sanctuaire est assis le grand prêtre,
Olympie et Cassandre arrivent à l’autel !

(Scène III.)


Chaque mot que dit Antigone est la peinture d’un spectacle qui lui sera funeste ; et lui-même, en prononçant ces paroles, ajoute beaucoup à la solennité du spectacle. Rien n’est si pauvre, si mesquin, si opposé à la vérité de la véritable tragédie, que de vouloir tout étriquer, tout tronquer ; d’ôter aux mouvements et aux sentiments l’étendue qui leur est nécessaire. Si on resserrait, par exemple, la catastrophe de la fin, il n’y aurait plus rien de pathétique ; j’aimerais autant entendre des chanoines dépêcher leurs complies pour gagner plus vite leur argent.

En un mot, mes chers anges, je n’ai nullement envie que l’on joue à présent Olympie ; et puisqu’on n’a pas voulu reprendre le Droit du Seigneur, et qu’on a violé toutes les règles pour me faire cet outrage, je ne me soucie point du tout de me risquer au hasard de la représentation, au caprice du parterre et aux fureurs de la cabale. J’avais peut-être quelque talent, et je me faisais un plaisir de le consacrer aux amusements de mes anges ; mais eux-mêmes ne me conseilleraient pas, dans les circonstances présentes, d’essuyer de nouvelles humiliations.

Je suis bien étonné qu’on me reproche d’avoir dit dans l’Histoire de Pierre le Grand ce que j’avais déjà dit dans celle de Louis XIV. Vous me direz que j’ai eu tort dans l’une et dans l’autre ; malheureusement ce tort est irréparable, tous les exemplaires étant partis de Genève il y a plus de trois mois, à ce que disent les Cramer ; et ces torts consistent à avoir dit des vérités dont tout le monde convient, et qui ne nuisent à personne. Au reste, si vous avez trouvé quelque petite odeur de philosophie morale et d’amour de la vérité dans l’Histoire de Pierre le Grand, je me tiens très-récompensé de mon travail : car c’est à des lecteurs tels que vous que je cherche à plaire.

Vous aurez incessamment la Lettre de Jean-Jacques à Christophe. Il n’a point fait de cartons, comme on le croyait : il persiste toujours à dire qu’il fallait lui élever des statues au lieu de le brûler ; il assure que si on trouve quelques traits voluptueux dans son l’Héloïse, il y en a davantage dans l’Aloïsia[4], que tous les prêtres ont à Paris dans leurs bibliothèques. Il proteste à Christophe qu’il est chrétien ; et en même temps il couvre la religion chrétienne d’opprobres et de ridicules ; il y a une douzaine de pages sublimes contre cette sainte religion. Peut-être ce qu’il dit est-il trop fort : car, après tout, le christianisme n’a fait périr qu’environ cinquante millions de personnes de tout âge et de tout sexe, depuis environ quatorze cents ans, pour des querelles théologiques. J’oubliais de vous dire que Jean-Jacques, dans son épître, prouve à Omer qu’il est un sot, en quoi je suis entièrement de son avis.

Mes divins anges, la plus grande consolation de ma vie est votre amitié ; il est vrai que je ne vous verrai plus, mais je songerai toujours que vous daignez m’aimer. Mme Denis est infiniment sensible à toutes vos bontés. Tronchin prétend quelle sera guérie après qu’elle aura pris quatre ou cinq mille pilules. J’aimerais mieux faire un voyage aux eaux, pourvu que vous y fussiez.

Mes divins anges, il faut encore que je vous dise que j’exige absolument des Cramer d’ôter mon misérable nom des frontispices de leur recueil[5]. Vous savez que rien n’est plus aisé que de brûler un livre. Un Chaumeix, un Gauchat, n’ont qu’à recueillir, falsifier, empoisonner quelques phrases, et donner un extrait calomnieux à un Omer ; Omer fera son réquisitoire, et des hommes extrêmement ignorants condamneront au brasier un livre qu’ils n’auront pas lu. À la bonne heure, les Cramer n’en seront pas fâchés ; mais moi, si mon nom est à la tête d’une histoire sage et instructive, je suis décrété en personne, et mes biens confisqués si je ne comparais pas devant messieurs. Or c’est ce qui est absolument inutile. Je veux bien qu’on décrète un quidam qui pouvait prouver que le parlement n’a aucun droit de faire des remontrances que par la pure concession des rois, et qui ne l’a pas dit ; qui pouvait prouver que les enregistrements ne viennent que des regesta, des compilations qu’on s’avisa de faire sous Philippe le Bel, des olim, de l’habitude enfin qu’on prit de tenir registre (habitude qui succéda au trésor des Chartres) ; qui pouvait éclaircir cette matière, et qui ne l’a pas fait. On peut brider une histoire dans laquelle la conduite du parlement est toujours ménagée ; on peut brûler ce livre par arrêt du parlement, cela est dans l’ordre ; mais je ne veux pas être brûlé en effigie. N’êtes-vous pas de mon avis ?

Mes anges, un petit mot d’Olympie, et je finis. Un homme qui a été à moi[6], qui a été volé à Francfort avec moi, l’a imprimée à ses dépens ; c’est un plaisir que je lui devais. Serait-il juste d’empêcher son édition d’entrer en France, et de le priver du fruit de ses avances ? Je m’en rapporte à vos cœurs angéliques.

Vous m’avez, j’en suis sûr, trouvé sombre, chagrin dans mon épître. Je ne sais pourquoi je suis triste, car votre humeur est toujours égale, et je voudrais vous imiter. Je crois que c’est parce que le vent du nord souffle ; mais je suis à vous à tout vent, ô anges !

Respect et tendresse.

  1. Voyez la note 3, tome XL, page 31.
  2. Celle des Philosophes, par Palissot, jouée en 1760.
  3. Crébillon.
  4. On désigne ainsi l’ouvrage de Çhorier, intitulé Johannis Meursii Elegantiæ latini sermonis, ouvrage obscène, dont il existe deux traductions françaises. (B.)
  5. Voyez page 450.
  6. Colini.