Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5276

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 464-466).

5276. — À M.  D’ALEMBERT.
1er mai.

Mon cher et grand philosophe, je suis aveugle quand il neige, et je commence à voir quand la terre a pris sa robe verte. Vous me demandez ce que je fais ; je vois, et je voudrais bien vous voir : comptez que c’est un très-grand plaisir d’avoir les yeux crevés pendant quatre mois ; cela rend les huit autres délicieux. Je souhaite que Mme  du Deffant puisse avoir mon secret. Quand je serai aveugle tout à fait, je lui écrirai régulièrement ; mais je ne suis pas encore digne d’elle.

J’ai lu la Poétique[1] dont vous me parlez : on voit que c’est un philosophe-poète qui a fait cela. Si vous ne le faites pas intrare in nostro digno corpore[2] à la première occasion, en vérité, messieurs, vous aurez grand tort. Il faut qu’il entre, et qu’ensuite Diderot entre ; et si Jean-Jacques avait été sage, Jean-Jacques aurait entré ou serait entré ; mais c’est le plus grand petit fou qui soit au monde. Il y a des choses charmantes dans sa Lettre à Christophe : il lui prouve que le tout est plus petit que la partie chez les papistes. Il prétend qu’il est très-vraisemblable que Christ, en instituant la divine Eucharistie, mangea de son pain bénit, et qu’alors il est visible qu’il mit sa tête dans sa bouche ; mais nous répondrons à cela que la tête dans le pain n’était pas plus grosse qu’une tête d’épingle. Au reste, Jean-Jacques parle un peu trop de lui dans sa Lettre ; il assure que tous les États policés lui doivent une statue, il jure qu’il est chrétien, et donne à notre sainte religion tous les ridicules imaginables. Il y a un petit mot sur Omer Fleury ; il soupçonne Omer d’être un sot, mais ce n’est qu’en passant : Christophe et Christ sont ses grands objets. Luc lui donne un habit par an, du bois, et du blé, et il vit dans son tonneau assez fièrement à Motiers-Travers, entre deux montagnes.

Pour Simon Lefranc, apprenez qu’on se moque de lui à Montauban comme à Paris : on y chante sa chanson, et il fait de nouveaux cantiques hébraïques dans sa belle bibliothèque. Depuis Montmor, l’abbé Malotru[3] et M. Chie-en-pot-la-Perruque, personne n’a plus égayé sa nation.

Si vous allez voir Luc, passez par chez nous : vous trouverez que Genève a fait de grands progrès, et qu’il y a plus de philosophes que de sociniens. Luc est l’ami de votre impératrice ; rien ne vous empêchera d’aller voir votre Catherine. Vous serez plus fêté, plus honoré que tous nos ambassadeurs ; mais repassez par chez nous en revenant. Je vous avertis que toute la cour de Catherine joue des pièces françaises. Bientôt on parlera français chez les Calmoucks. Ce n’est pourtant ni à messieurs du parlement, ni à messieurs des convulsions, ni à nos généraux, ni à nos premiers commis, qu’on doit cette petite distinction. Une douzaine d’êtres pensants, à la tête desquels vous êtes, empêche que la France ne soit la dernière des nations. Continuez, mon cher philosophe, à lui faire honneur ; jouissez de votre considération personnelle et de votre noble indépendance. C’est à vous qu’il appartient de rire de tout, car vous vous portez bien, et je ne suis qu’un vieux malade. Au surplus, écr. l’inf.

N. B. Voici un jeune Anglais digne de vous voir, et qui veut vous voir : c’est M. Mac-Cartney, savant pour son âge, philosophe, et qui brillera comme un autre et mieux qu’un autre en parliament. Je prends la liberté de recommander liberum hominem homini libero.

  1. Par Marmontel.
  2. Molière, Malade imaginaire, acte III, intermède.
  3. Dans les recueils manuscrits de chansons et autres pièces, de 1711 à 1727, on en trouve une intitulée Portrait de l’abbé Malotru, avec un abrégé de l’Histoire de sa vie, dédié et présenté à M. l’abbé de Saint-Martin. L’abbé de Saint-Martin est bien connu par la Mandarinale. Né à Saint-Lô en 1614, il est mort en 1687. Quant à l’abbé Malotru, il paraît qu’il était protonotaire et écuyer, et auteur de diverses pièces. Il habitait peut-être Caen. (B.)