Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5290

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 478-479).

5290. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 19 mai.

Je reçois la lettre et le paquet, du 14 de mai, de mes anges. Non vraiment, ils ne sont point exterminateurs, et je les rétablis dans leur titre naturel, et dans leur dignité d’anges sauveurs. Ils ont daigné prendre le seul parti convenable ; je les remercie également de leurs bontés et de leur peine. Il est vrai que vous en aurez beaucoup, mes divins anges, à empêcher que l’Europe ne trouve les querelles pour les billets de confession, et pour une supérieure de l’hôpital[1], extrêmement ridicules. On n’avait parlé de ces misères que pour faire voir combien les plus petites choses produisent quelquefois des événements terribles. Il y a loin d’un billet de confession à l’assassinat d’un roi, et cependant ces deux objets tiennent l’un à l’autre, grâce à la démence humaine. C’était ce qu’il fallait faire sentir dans une histoire qui n’est que celle de l’esprit humain, et, sans cela, on aurait abandonné au mépris et à l’oubli toutes ces petites tracasseries passagères, qui ne sont faites que pour le recueil D ou le recueil E[2].

Je vous avoue que je suis un peu étonné des remarques que vous m’avez envoyées ; l’auteur de ces remarques semble marquer un peu d’aigreur. Est-il possible qu’il puisse me reprocher de n’avoir pas nommé, dans plusieurs endroits, un conseiller[3] auquel je suis très-attaché, et dont je rapporte une belle action[4], quoique étrangère à mon sujet ? Aurait-il fallu que je le nommasse dans ce vaste tableau des affaires de l’Europe, lorsque je ne nomme pas M. le duc de Praslin, à qui nous devons la paix, et que je me contente de dire : Deux sages crurent la paix nécessaire, la proposèrent, et la firent[5] ? En vérité la plupart des hommes ressemblent aux moines, qui pensent qu’il n’y a rien d’intéressant dans le monde que ce qui se passe dans leur couvent.

J’ai peine à concilier ce que dit l’auteur des remarques sur les billets de confession, en deux endroits différents. Au premier, il prétend qu’il n’est pas dans l’exacte vérité « qu’il fallait que ces billets fussent signés par des prêtres adhérant à la bulle, sans quoi point d’extréme-onction, point de viatique ». Et, au second endroit, il dit que « dans les remontrances du parlement on prouvait jusqu’à la démonstration combien il était absurde d’attacher la réception ou l’exclusion des sacrements à un billet de confession ».

Il dit donc précisément ce que j’ai dit, et ce qu’il me reproche d’avoir dit.

Je vois en général, et vous le voyez bien mieux que moi, qu’il règne dans les esprits un peu de chaleur et de fermentation. J’ai été de sang-froid quand j’ai fait cette histoire ; on est un peu animé quand on la critique. Mes anges conciliants ont pris un mezzo termine dont, encore une fois, je ne peux trop les remercier. Si le parlement brûle le livre, ce sera donc vous qu’il brûlera ; je serai enchanté d’être incendié en si bonne compagnie.

Je tâcherai de servir M. le duc de Praslin dans sa Gazette littéraire, qu’il protège. S’il le veut, je ferai moi-même les extraits[6] de tout ce qui paraîtra en Suisse, où l’on fait quelquefois d’assez bonnes choses : on me gardera le secret ; mais probablement monsieur l’ambassadeur en Suisse, et monsieur le résident à Genève, seront plus instruits que je ne pourrai l’être, et mon travail ne serait qu’un double emploi.

Il me semble que les yeux chez un de mes anges et chez moi ne sont pas notre fort ; j’en ai vu de fort beaux à l’un des deux anges, et je vois que ceux-là ne perdent rien de leur vivacité.

Toujours à l’ombre de vos ailes.

N. B. Je viens de dicter quelques extraits d’ouvrages nouveaux qui ne sont pas indifférents ; je les enverrai à M. de Montpéroux, notre résident, afin qu’il en ait le mérite, si la chose comporte le mot de mérite ; et quand on sera content de cet essai, je continuerai, supposé qu’il me reste au moins un œil.

  1. Voyez tome XV, page 378.
  2. Le Recueil, A, B, C, etc., dont il est parlé tome XLI, page 154, est une réimpression de pièces plus ou moins rares, plus ou moins curieuses.
  3. L’abbe de Chauvelin.
  4. Cette belle action était d’avoir fonde une messe à perpétuité pour remercier Dieu d’avoir conservé la vie du roi (Louis XV), qui l’exilait ; voyez tome XV, page 394.
  5. Cette phrase se lisait, en 1763, à la page 338 du tome VIII de l’Essai sur l’Histoire générale. En reproduisant dans son Précis du Siècle de Louis XV le chapitre où elle se trouvait, Voltaire la changea ; voyez tome XV, page 373.
  6. Voyez tome XXV, pages 151 et suiv. ; la Gazette littéraire ne commença à paraître qu’en 1764.