Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5349

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 526-527).
5349. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
27 juillet.

Mes divins anges, Dieu soit loué, et Lekain ! Je suis fort aise que votre nation soit assez ferme pour soutenir une tragédie sans femmes[1] ; cette aventure est fort à l’honneur des acteurs. Lekain m’a écrit une jolie lettre sur cette affaire ; s’il se met à avoir de l’esprit, il ne lui manquera rien. Vraiment je serai fort aise que M. de Praslin s’amuse de mes coupe-jarrets ; mais il y a un rôle de Fulvie dont je ne suis pas content aux premiers actes ; la vérité historique m’avait induit en erreur. Il est vrai que la femme d’Antoine avait eu une passade avec Octave ; mais ce trait historique n’est point du tout tragique. Je ne crois pas qu’une femme répudiée par son mari, et abandonnée par son amant, puisse jamais jouer un beau rôle.

Je me complaisais à peindre toute la licence de ces temps de cruauté et de débauche. J’ai été trop loin, et j’ai avili Fulvie en peignant les triumvirs tels qu’ils étaient. En un mot, il faut retoucher le rôle de Fulvie. La pièce, à cela près, vous paraît-elle aller un peu ? S’il y a quelque chose de mauvais, dites-le-moi ; s’il y a du bon, dites-le-moi aussi. Je ne suis point rétif, point opiniâtre, point amoureux de ma statue. Quand je ne corrige pas, c’est que je ne trouve pas ; la bonne volonté ne me manque point, mais bien l’imagination. On n’a pas toujours des idées à commandement, c’est un coup de la grâce : elle vient quand il lui plaît ; elle est, comme l’amour, très-volontaire.

Je vous promets le secret : il n’y aura point de Thieriot dans cette affaire. La nymphe Clairon n’aura pas, je crois, de rôle dans mes coupe-jarrets : Julie est trop jeune, Fulvie trop peu de chose. Ce ne sera jamais qu’une femme qui veut se venger, et ce n’est pas assez pour un premier rôle ; il faudrait des passions plus tragiques. Fulvie réussirait à Londres ; on y aime les caractères de toute espèce, dès qu’ils sont dans la nature : nous sommes plus délicats et plus dégoûtés.

Mes anges, dès que vous aurez passé légèrement sur le rôle de Fulvie avec M. le duc de Praslin, et que vous aurez daigné examiner le reste, renvoyez-moi ma drogue.

Mais est-il vrai que le feu couve sous la cendre en Russie ? qu’il y a un grand parti en faveur de l’empereur Ivan[2] ? que ma chère impératrice sera détrônée, et que nous aurons un nouveau sujet de tragédie ?

J’ai reçu enfin le prospectus de messieurs de la Gazette littéraire : je souhaite qu’on y répande un peu de sel, afin de faire tomber le gros poivre de l’ami Fréron ; mais il sera bien difficile qu’un ouvrage sérieux, dont le ministère répond, soit si salé.

N’ai-je pas un compliment à faire à M. d’Argental sur le traité qui assure Plaisance au duc de Parme, et cela ne vaudra-t-il pas à mes anges quelques fromages de Parmesan ?

  1. Le 18 juillet on avait repris la Mort de César ; Lekain remplissait le rôle de Brutus.
  2. Ivan fut poignardé le 16 auguste 1764.