Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5372

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 542-544).

5372. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
14 auguste.

Ô mes anges ! après avoir beaucoup écrit de ma main, je ne peux plus écrire de ma main. Je ne m’aviserai pas de vous envoyer corrections, additions, pour la tragédie de mes roués : une autre farce vient à la traverse. On prétend que notre ami Fréron, très-attaché à l’Ancien Testament, a fait imprimer la facétie de Saül et David'[1], qui est dans le goût anglais, et qui ne me paraît pas trop faite pour le théâtre de Paris. Ce scélérat, plus méchant qu’Achitophel, a mis bravement mon nom à la tête. C’est du gibier pour Omer. Je n’y sais autre chose que de prévenir Omer, et de présenter requête, s’il veut faire réquisitoire. Je me joins d’esprit et de cœur à messieurs, en cas qu’ils veuillent poser sur le réchaud Saül et David, au pied de l’escalier du May[2]. C’étaient, je vous jure, deux grands polissons que ce Saül et David, et il faut avouer que leur histoire et celle des voleurs de grands chemins se ressemblent parfaitement. Maître Omer est tout à fait digne de ces temps-là. Quoi qu’il en soit, je déshérite mon neveu, le conseiller au parlement[3], s’il n’instrumente pas pour moi dans cette affaire, en cas qu’il faille instrumenter.

Je lui donne tous pouvoirs par les présentes, et mes anges sont toujours le premier tribunal auquel je m’adresse.

Je vous supplie donc d’envoyer chercher aux plaids[4] mon gros neveu, et de l’assurer de ma malédiction s’il ne se démène pas dans cette affaire.

De plus, j’envoie à frère Damilaville un petit avertissement pour mettre dans les papiers publics, conçu en ces termes :

« Ayant appris qu’on a imprimé à Paris et qu’on débite sous mon nom une prétendue tragédie anglaise intitulée Saül et David, je prie mon neveu M. d’Hornoy, conseiller au parlement, de vouloir bien donner de ma part un pouvoir au sieur Pinon du Coudray, procureur, de poursuivre criminellement les auteurs de cette manœuvre et de cette calomnie.

« Fait aux Délices, près de Genève, 13 auguste 1763,

« Voltaire. »

Nul ange n’a jamais eu, depuis le démon de Socrate, un si importun client : tantôt tragédies, tantôt farces, tantôt Omer ; je ne finis point : je mets la patience de mes anges à l’épreuve. Si l’affaire est sérieuse, je les supplie d’envoyer chercher mon neveu, sinon mes anges jetteront au feu la lettre qui est pour lui. En tout cas, je crois qu’il sera bon que frère Damilaville fasse mettre dans les papiers publics le petit Avertissement daté de la sainte ville de Genève[5]. Il faut être bien méchant pour avoir mis mon nom là. Mes méchancetés à moi se terminent au Pauvre Diable, au Russe à Paris, aux Pompignades, aux Berthiades, à l’Écossaise ; mais aller au criminel, ah ! fi !

Respect et tendresse. Au bout de vos ailes.

  1. Voyez cette pièce, tome V, page 571.
  2. Voyez tome XXIV, page 253.
  3. D’Hornoy.
  4. Racine a dit dans les Plaideurs, acte I, scène i :

    Autrement, serviteur, et notre homme est aux plaids.

  5. C’est l’Avertissement qui est à la suite de la lettre 5371.