Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5390

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 557-558).

5390. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Au château de Ferney, 29 auguste.

Monseigneur, ou Votre Éminence n’a pas reçu le paquet que je lui envoyai il y a plus d’un mois[1] ou elle est malade, ou elle ne m’aime plus ; et ces alternatives sont fort tristes. C’est quelque chose qu’un gros paquet de vers ou perdu ou méprisé. Renvoyez-moi mes vers, je vous en conjure, et rendez-les meilleurs par vos critiques. Il n’appartient qu’à vous de juger de la poésie. Je viens de lire et de relire vos Quatre Saisons, très-mal imprimées : heureux qui peut passer auprès de vous les quatre saisons dont vous faites une si belle peinture ! Je n’ai jamais vu tant de poésie. Il n’y a que nous autres poètes à qui la nature accorde de bien sentir le charme inexprimable de ces descriptions et de ces sentiments qui leur donnent la vie. C’était Babet[2] qui remplissait son beau panier de cette profusion de fleurs, que le cardinal ne s’avise pas de dédaigner. J’aime bien autant votre panier et votre tablier que votre chapeau. Cette lecture m’a consolé des romans de finance[3] qu’on imprime tous les jours, et des Remontrances. Je suis fâché que cette édition soit si incorrecte. Il y a des vers oubliés, et beaucoup d’estropiés. Oh ! si vous vouliez donner la dernière main à ce charmant ouvrage ! Pourquoi non ? On ne peut pas dire toujours son bréviaire. Quand vous seriez archevêque, quand vous seriez pape, je vous conjurerais de ne pas négliger un talent si rare ; mais vous ne m’avez pas répondu sur la tragédie de mes roués : est-ce que les Grâces rebutent le pinceau du Caravage ? Cela pourrait bien être ; mais ne rebutez pas le tendre respect du Vieux de la montagne.

  1. Le 29 juillet ; voyez lettre 5351.
  2. Surnom donné à Bernis ; voyez tome XXXVI, page 506.
  3. Entre autres de celui de Roussel de La Tour ; voyez la note 2, page 499.