Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5410

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 571-573).
5410. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 septembre.

Mes anges, je me crois un petit prophète. Je me souviens que, lorsqu’on m’envoya la nouvelle édition du Dictionnaire de l’Académie, je prédis que le libraire ferait banqueroute. Je ne me suis pas trompé, et malheureusement cette banqueroute retombe sur la famille Corneille. M. Duclos, qui avait beaucoup d’estime pour la veuve Brunet, décorée du malheureux titre de libraire de l’Académie, voulut que le principal bureau des souscriptions fût chez elle. Elle a reçu pour sept ou huit mille francs d’argent comptant, après quoi elle a fait la gambarotta[1]. Voilà le sort de la plupart des entreprises de ce monde.

Si vous me permettez, mes anges, de vous parler de mon procès sacerdotal, je vous dirai que messieurs de Berne et de Genève sont intéressés comme nous dans cette affaire ; qu’ils y interviennent, et que ce fut même sur la requête de messieurs de Berne que le conseil des dépêches se réserva à lui seul la connaissance de cette affaire, par un arrêt du 25 juin 1756 ; que c’est contre cet arrêt authentique et contradictoire que le curé de Ferney a obtenu un arrêt par défaut qui nous renvoie au parlement de Dijon. Nous revenons aujourd’hui contre cet arrêt, et nous soutenons que c’est principalement à M. le duc de Praslin à juger cette cause, qui est plutôt une affaire d’État qu’un procès. Il s’agit uniquement de l’exécution du traité d’Arau, et de toutes les garanties renouvelées par tous nos rois depuis Charles IX. Le parlement de Dijon n’admet ni ces traités ni ces garanties ; mais le roi les maintient, et il a promis que ces sortes d’affaires ne seraient jamais jugées qu’en son conseil.

Au reste, le procès n’est pas directement intenté à Mme Denis et à moi ; il l’est à Berne, à Genève, au colonel de Budé, au colonel Pictet. S’ils perdent, nous perdons ; s’ils gagnent, nous gagnons. Nous ne venons qu’après eux, comme ayant acheté d’eux la terre aux mêmes conditions que Berne l’avait vendue au XVIe siècle, et que les ducs de Savoie l’avaient inféodée au xive.

Nous supplions Octave, Pompée, et Fulvie[2], d’intercéder pour nous auprès de M. le duc de Praslin. Il est bien vrai qu’ils ne sont pas aussi honnêtes gens que lui : aussi je compte beaucoup plus sur la protection de mes anges que sur celle de ces personnages.

Vous devez avoir reçu mes roués ; j’y ai mis tout mon savoir-faire, qui est bien peu de chose ; mais enfin, puisque j’ai fait tout ce que j’ai pu et tout ce que vous avez voulu, qu’avez-vous à me dire ?

Respect et tendresse.

  1. Voyez le Dictionnaire philosophique au mot Banqueroute, tome XVII, page 537.
  2. Personnages de la tragédie du Triumvirat.