Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5437

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5437. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.

J’ai mis sous les vers du portrait de Pierre le Grand que M. de Voltaire m’a envoyés par M. de Balk[2] : « Oue Dieu le veuille ! »

J’ai commis un péché mortel en recevant la lettre adressée au géant[3] : j’ai quitté un tas de suppliques, j’ai retardé la fortune de plusieurs personnes, tant j’étais avide de la lire. Je n’en ai pas même eu de repentir. Il n’y a point de casuistes dans mon empire, et jusqu’ici je n’en étais pas bien fâchée. Mais voyant le besoin d’être ramenée à mon devoir, j’ai trouvé qu’il n’y avait point de meilleur moyen que de céder au tourbillon qui m’emporte, et de prendre la plume pour prier M. de Voltaire, très-sérieusement, de ne me plus louer avant que je l’aie mérité. Sa réputation et la mienne y sont également intéressées. Il dira qu’il ne tient qu’à moi de m’en rendre digne ; mais en vérité, dans l’immensité de la Russie, un an n’est qu’un jour, comme mille ans devant le Seigneur. Voilà mon excuse de n’avoir pas encore fait le bien que j’aurais dû faire.

Je répondrai à la prophétie de J.-J. Rousseau[4] en lui donnant, j’espère, aussi longtemps que je vivrai, un démenti fort impoli. Voilà mon intention ; reste à voir les effets. Après cela, monsieur, j’ai envie de vous dire : Priez Dieu pour moi.

J’ai reçu aussi, avec beaucoup de reconnaissance, le second tome de Pierre le Grand. Si, dans le temps que vous avez commencé cet ouvrage, j’avais été ce que je suis aujourd’hui, j’aurais fourni bien d’autres mémoires. Il est vrai qu’on ne peut assez s’étonner du génie de ce grand homme. Je vais faire imprimer ses lettres originales, que j’ai ordonné de ramasser de toutes parts. Il s’y peint lui-même. Ce qu’il y avait de plus beau dans son caractère, c’est que, quoique colérique qu’il fût, la vérité avait toujours sur lui un ascendant infaillible : et pour cela seul il mériterait, je pense, une statue.

Je regrette aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, de ne point faire de vers ; je ne peux répondre aux vôtres qu’en prose, mais je peux vous assurer que depuis 1746, que je dispose de mon temps, je vous ai les plus grandes obligations. Avant cette époque je ne lisais que des romans, mais par hasard vos ouvrages me tombèrent dans les mains ; depuis je n’ai cessé de les lire, et n’ai voulu d’aucuns livres qui ne fussent aussi bien écrits, et où il n’y eût autant à profiter. Mais où les trouver ? Je retournai donc à ce premier moteur de mon goût et de mon plus cher amusement. Assurément, monsieur, si j’ai quelques connaissances, c’est à lui seul que je les dois. Mais, puisqu’il se défend par respect de me dire qu’il baise mon billet[5], il faut par bienséance que je lui laisse ignorer que j’ai de l’enthousiasme pour ses ouvrages. Je lis à présent l’Essai sur l’Histoire générale : je voudrais savoir chaque page par cœur, en attendant les Œuvres du grand Corneille, pour lesquelles j’espère que la lettre de change est expédiée.


Catherine.

  1. Sophie-Auguste-Dorothée, princesse d’Anhalt-Zerbst, née à Stettin en 1729, mariée en 1745 au duc de Holstein Gottorp, qui, devenu empereur de Russie en 1762, sous le nom de Pierre III, fut empoisonné et étranglé le 17 juillet 1763, prit, en devenant souveraine de la Russie, le nom de Catherine II. Elle est morte en 1796.
  2. Ces vers sont sans doute les mêmes que ceux de la lettre à Schouvalow du 10 janvier 1761.
  3. Pictet, à qui est adressée la lettre 5421.
  4. Voyez tome XX, page 218.
  5. Voyez la lettre de Voltaire à Pictet. n° 5421.