Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5547
Je saisis, monsieur, avec vous et avec M. de La Harpe[1], un moment où le triste état de mes yeux me laisse la liberté d’écrire. Vous parlez si bien de votre art que, si même je n’avais pas vu tant de vers charmants dans la Jeune Indienne[2], je serais en droit de dire : Voilà un jeune homme qui écrira comme on faisait il y a cent ans. La nation n’est sortie de la barbarie que parce qu’il s’est trouvé trois ou quatre personnes à qui la nature avait donné du génie et du goût, qu’elle refusait à tout le reste. Corneille, par deux cents vers admirables répandus dans ses ouvrages ; Racine, par tous les siens ; Boileau, par l’art, inconnu avant lui, de mettre la raison en vers ; un Pascal, un Bossuet, changèrent les Welches en Français ; mais vous paraissez convaincu que les Crébillon et tous ceux qui ont fait des tragédies aussi mal conduites que les siennes, et des vers aussi durs et aussi chargés de solécismes, ont changé les Français en Welches. Notre nation n’a de goût que par accident ; il faut s’attendre qu’un peuple qui ne connut pas d’abord le mérite du Misanthrope et d’Athalie, et qui applaudit à tant de monstrueuses farces, sera toujours un peuple ignorant et faible, qui a besoin d’être conduit par le petit nombre des hommes éclairés. Un polisson comme Fréron ne laisse pas de contribuer à ramener la barbarie ; il égare le goût des jeunes gens, qui aiment mieux lire pour deux sous ses impertinences que d’acheter chèrement de bons livres, et qui même ne sont pas souvent en état de se former une bibliothèque. Les feuilles volantes sont la peste de la littérature.
J’attends avec impatience votre Jeune Indienne ; le sujet est très-attendrissant. Nous savez faire des vers touchants ; le succès est sûr ; personne ne s’y intéressera plus que votre très-humble et obéissant serviteur.