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Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5579

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 143-145).
5579. — À M. D’ALEMBERT.
1er mars.

Je dois vous dire, mon très-cher philosophe, que si j’avais des citoyens à persuader de la nécessité des lois, je leur ferais voir qu’il y en a partout, même au jeu, qui est un commerce de fripons, même chez les voleurs :


Hanno lor leggi i malandrini ancora[1].


C’est ainsi que le bon prêtre auteur de la Tolérance a dit aux Welches[2], nommés Francs et Français : Mes amis, soyez tolérants, car César, qui vous donna sur les oreilles, et qui fit pendre tout votre parlement de Bretagne, était tolérant. Les Anglais, qui vous ont toujours battus, reconnaissent depuis cent ans la nécessité de la tolérance. Vous prétendez que votre religion doit être cruelle autant qu’absurde, parce qu’elle est fondée, je ne sais comment, sur la religion du petit peuple juif, le plus absurde et le plus barbare de tous les peuples ; mais je vous prouve, mes chers Welches, que tout abominable qu’était ce peuple, tout atroce, tout sot qu’il était, il a cependant donné cent exemples de la tolérance la plus grande. Or, si les tigres et les loups de la Palestine se sont adoucis quelquefois, je propose aux singes mes compatriotes de ne pas toujours mordre, et de se contenter de danser.

Voilà, mon cher philosophe, tout le mystère de ce bon prêtre. Il voulait dans son texte inspirer de l’indulgence, et rendre dans ses notes les Juifs exécrables. Il voulait forcer ses lecteurs à respecter l’humanité, et à détester le fanatisme. Six[3] personnes des plus considérables de votre royaume ont approuvé ces maximes, et c’est beaucoup.

On n’aurait pas, il y a soixante ans, trouvé un seul homme d’État, à commencer par le chancelier d’Aguesseau[4], qui n’eût fait brûler le livre et l’auteur. Aujourd’hui on est très-disposé à permettre que ce livre perce dans le public avec quelque discrétion, et je voudrais que frère Damilaville vous en fit avoir une demi-douzaine d’exemplaires, que vous donneriez à d’honnêtes gens qui le feraient lire à d’autres gens honnêtes : ces sages missionnaires disposeraient les esprits, et la vigne du Seigneur serait cultivée.

Je sais bien, mon cher maître, qu’on pouvait s’y prendre d’une autre façon pour prêcher la tolérance : eh bien, que ne le faites-vous ? qui peut mieux que vous faire entendre raison aux hommes ? qui les connaît mieux que vous ? qui écrit comme vous d’un style mâle et nerveux ? qui sait mieux orner la raison ? Mais venons au fait. Cette tolérance est une affaire d’État, et il est certain que ceux qui sont à la tête du royaume sont plus tolérants qu’on ne l’a jamais été ; il s’élève une génération nouvelle qui a le fanatisme en horreur. Les premières places seront un jour occupées par des philosophes : le règne de la raison se prépare ; il ne tient qu’à vous d’avancer ces beaux jours, et de faire mûrir les fruits des arbres que vous avez plantés.

Confondez donc ce maraud de Crevier ; fessez cet âne qui brait et qui rue.

Vraiment je sais très-bien à quoi m’en tenir depuis longtemps sur la personne dont vous me parlez[5] ; mais entre quinze-vingts il faut se pardonner bien des choses. Vous avez vous-même à lui pardonner plus que moi ; vous savez d’ailleurs que dans la société on dit du bien et du mal du même individu vingt fois par jour. Pourvu que la vigne du Seigneur aille bien, je suis indulgent pour les pécheurs et les pécheresses. Je ne connais rien de sérieux que la culture de la vigne ; je vous la recommande ; provignez, mon cher philosophe, provignez.

Je suis bien aise que les Contes de feu Guillaume Vadé vous amusent. Mlle Catherine Vadé, sa cousine, en a beaucoup de cette espèce, mais elle n’ose les donner au public. Son cousin Vadé les faisait pour amuser sa famille pendant l’hiver au coin du feu ; mais le public est plus difficile que sa famille. Elle craint beaucoup que quelque libraire ne s’empare de ce précieux dépôt, comparable au chapitre des torche-culs de Gargantua. Ce sont de petits amusements qu’il faut permettre aux sages : on ne peut pas toujours lire les Pères de l’Église, il faut se délasser. Riez, mon cher philosophe, et instruisez les hommes. Conservez-moi votre amitié. Écr. l’inf…

  1. Maffei, dans sa Mérope, acte IV, scène iii, a dit

    Hanno il lor Giove i malandrini ancora.

  2. Voyez le Discours aux Welches, tome XXV, page 229.
  3. Dans la lettre 5456, Voltaire en nomme trois.
  4. D’Aguesseau refusa, en 1741, le privilège pour l’impression des Élements de la philosophie de Newton ; voyez tome XXII, page 393.
  5. Voyez la lettre 5571, page 137.