Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5596

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 162-163).

5596. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
14 mars.

Divins anges, j’ai reçu la Gazette littéraire[1], et j’en suis fort content. L’intérêt que je prenais à cet ouvrage, et la sagesse à laquelle il est condamné, me faisaient trembler ; mais, malgré sa sagesse, il me plaît beaucoup. Il me paraît que les auteurs entendent toutes les langues ; ainsi ce ne serait pas la peine que je fisse venir des livres d’Angleterre. Paris est plus près de Londres que Genève, mais Genève est plus près de l’Italie ; je pourrais donc avoir le département de l’Italie et de l’Espagne, si on voulait. J’entends l’espagnol beaucoup plus que l’allemand, et les caractères tudesques me font un mal horrible aux yeux, qui ne sont que trop faibles. Je pense donc que, pour l’économie et la célérité, il ne serait pas mal que j’eusse ces deux départements, et que je renonçasse à celui d’Angleterre ; c’est à M. le duc de Praslin à décider. Je n’enverrai jamais que des matériaux qu’on mettra en ordre de la manière la plus convenable. Ce n’est pas à moi, qui ne suis pas sur les lieux, à savoir précisément dans quel point de vue on doit présenter les objets au public ; je ne veux que servir et être ignoré.

À l’egard des roués, je n’ai pas dit encore mon dernier mot, et je vois avec plaisir que j’aurai tout le temps de le dire.

Mme Denis et moi, nous baisons plus que jamais les ailes de nos anges ; nous remercions M. le duc de Praslin de tout notre cœur. Les dîmes nous feront supporter nos neiges.

Je suis enchanté que l’idée des exemplaires royaux, au profit de Pierre, neveu de Pierre, rie à mes anges ; je suis persuadé que M. de La Borde, un des bienfaiteurs, l’approuvera.

Nous nous amusons toujours à marier des filles ; nous allons marier avantageusement la belle-sœur[2] de la nièce à Pierre ; tout le monde se marie chez nous ; on y bâtit des maisons de tous côtés, on défriche des terres qui n’ont rien porté depuis le déluge ; nous nous égayons, et nous engraissons un pays barbare ; et si nous étions absolument les maîtres, nous ferions bien mieux.

Je déteste l’anarchie féodale ; mais je suis convaincu par mon expérience que si les pauvres seigneurs châtelains étaient moins dépendants de nosseigneurs les intendants, ils pourraient faire autant de bien à la France que nosseigneurs les intendants font quelquefois de mal, attendu qu’il est tout naturel que le seigneur châtelain regarde ses vassaux comme ses enfants.

Je demande pardon de ce bavardage ; mais quelquefois je raisonne comme Lubin, je demande pourquoi il ne fait pas jour la nuit. Mes anges, je radote quelquefois, il faut me pardonner ; mais je ne radote point quand je vous adore.

  1. Le premier cahier est du 7 mars 1764 ; voyez tome XXV, page 151.
  2. Mlle Dupuits, sœur du mari de Marie-Françoise Corneille.