Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5598

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 164-166).

5598. — À M. DAMILAVILLE.
16 mars.

En réponse, mon cher frère, à votre lettre du 9 de mars, je ne suis point surpris que la plate et ennuyeuse satire[1] pour laquelle on avait obtenu une permission tacite ait attiré à son auteur l’indignation et le mépris. Mme Denis, qui a voulu la lire, n’a jamais pu l’achever. Il n’y a certainement que les intéressés qui puissent avoir le courage de lire un tel ouvrage jusqu’au bout, et ceux-là n’en diront pas de bien. S’il y avait quelque chose de plaisant, ce serait de voir M. Diderot au nombre des sots.

Il faut bien se donner de garde de répondre en forme à une telle impertinence ; mais je pense qu’on ne ferait pas mal de désigner cet infâme ouvrage dans l’Encyclopédie, à l’article Satire, et d’inspirer au public et à la postérité l’horreur et le mépris qu’on doit à ces malheureux qui prétendent être en droit d’insulter les plus honnêtes gens, parce que Despréaux s’est moqué, en passant, de quelques poëtes. Il faut avouer que le premier qui donna cet affreux exemple a été le poëte Rousseau, homme, à mon sens, d’un très-médiocre génie. Il mit ses chardons piquants dans des satires où Boileau jetait des fleurs. Les mots de bélître, de maroufle, de louve, etc., sont prodigués par Rousseau ; mais du moins il y a quelques bons vers au milieu de ces horreurs révoltantes, et la prétendue Dunciade n’a pas ce mérite. Ceux qu’il attaque, et ceux qu’il loue, doivent être également mécontents ; le public doit l’être bien davantage, car il veut être amusé, et il est ennuyé : c’est ce qui ne se pardonne jamais.

Je crois, mon cher frère, qu’il n’est pas encore temps de songer à la publication de la Tolérance ; mais il est toujours temps d’en demander une vingtaine d’exemplaires à M. de Sartine. Vous les donneriez à vos amis, qui les prêteraient à leurs amis : cela composerait une centaine de suffrages qui feraient grand bien à la bonne cause ; car, entre nous, les notes qui sont au bas des pages sont aussi favorables à cette bonne cause que le texte l’est à la tolérance.

Je vous admire toujours de donner tant de soins aux belles-lettres, à la philosophie, au bien public, au milieu de vos occupations arithmétiques et des détails prodigieux dont vous devez être accablé.

Puisque votre belle âme prend un intérêt si sensible à tout ce qui concerne l’honneur des lettres et les devoirs de la société, il faut vous apprendre que Jean-Jacques, ayant voulu imiter Platon, après avoir imité Diogène, vient de donner incognito un détestable opuscule sur les dangers de la poésie et du théâtre[2]. Il m’apostrophe dans cet ouvrage, moi et frère Thieriot, sous des noms grecs : il dit que je n’ai jamais pu attirer auprès de moi que Thieriot, et que je n’ai réussi qu’à en faire un ingrat. Si la chose était vraie, je serais très-fâché : j’ai toujours voulu croire que Thieriot n’était que paresseux.

Je vous embrasse bien tendrement, mon cher frère. Écr. l’inf…

  1. La Dunciade, de Palissot, dont la première édition, en trois chants, parut en 1763, in-8o : cet ouvrage a aujourd’hui dix chants.
  2. De l’Imitation théâtrale, par J.-J. Rousseau, 1764, in-8o. L’auteur dit, en s’adressant à Homère : « Comment se peut-il que vous n’ayez attiré près de vous que le seul Cléophile ; encore n’en fîtes-vous qu’un ingrat. » On a de Diderot un écrit intitulé De la Poésie dramatique, imprimé en 1758, à la suite du Père de famille.