Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5615

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 181-182).

5615. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
10 avril.

Mes divins anges, voilà le tripot fermé : il ne vous revient plus qu’un quatrième acte des roués, que je vous enverrai quand il vous plaira ; et ce sera à vous à me dire comment j’en dois user avec les ambassadeurs de France à Turin ; c’est une affaire d’État dans laquelle je ne puis me conduire que par vos instructions et par vos ordres. Mais une affaire d’État plus considérable, que nous mettons plus que jamais, maman et moi, à l’ombre de vos ailes, c’est cette fatale dîme pour laquelle on recommence vivement les poursuites. Nous allons être à la merci d’un prêtre ivrogne, notre terre va être dégradée, tous les agréments dont nous jouissons vont être perdus, si M. le duc de Praslin n’a pas pitié de nous. Cette affaire est enfin portée sur le rôle, et elle est la première pour la rentrée du parlement : on dépouillera le vieil homme[1] à la Quasimodo. Maman m’a proposé de mettre le feu au château, et de tout abandonner. Ce serait en effet un parti fort agréable à prendre, surtout après m’être ruiné à embellir cette terre ; mais je crois qu’un bel arrêt du conseil vaudrait bien mieux, et je l’espérerai jusqu’au dernier moment. Nous vous demandons en grâce de vouloir bien nous dire sur quoi nous pouvons compter, et ce que nous devons faire.

Je n’ai point reçu de nouvelles de M. le maréchal de Riclielieu touchant son bellâtre de Bellecour[2] ; mais je vous avoue que j’ai toujours du faible pour le droit du Seigneur, et que je serais curieux d’apprendre qu’il aura été joué, à la rentrée, par Grandval. Est-il possible que vous n’ayez que Lekain pour le tragique, et qu’il soit si difficile de trouver des acteurs ? Cela décourage des jeunes gens comme moi, et je crains bien d’être obligé de renoncer au théâtre à la fleur de mon âge.

Si vous le jugez à propos aussi, vous brûlerez, ou vous communiquerez à l’abbé Arnaud, le petit mémoire ci-joint[3]. J’ai cru que ces discussions littéraires pourraient quelquefois piquer la curiosité du public, que le simple énoncé des ouvrages nouveaux n’excite peut-être pas assez, si l’on ne peut faire nul usage de ces mémoires, il n’y aura de mon côté qu’un peu de temps perdu, et beaucoup de bonne volonté inutile. Il est difficile d’ailleurs de rencontrer de si loin le goût de ceux pour qui l’on travaille.

Respect et tendresse.

  1. Saint Paul, Épître aux Éphésiens, iv, 24, et aux Colossiens, iii, 9.
  2. Acteur du Théâtre-Français.
  3. C’est peut-être l’article sur Hume, imprime tome XXV, page 169.